Le blog de Flora

Bribes de mémoire 76. Le Sahara... suite

9 Novembre 2010, 21:27pm

Publié par Flora

Ghardaïa palmeraie

 

   Le Sahara, mythe inépuisable, nous attire comme un aimant. Notre 204 parcourt des milliers de kilomètres, sur des routes plutôt carrossables : nous n'avons pas le temps de pousser jusqu'à Tamanrasset, affrontant les pistes. En dépit de ces précautions, nous essuyons quelques vents de sable qui feront rendre l'âme à la batterie, après notre retour à Constantine.

   Pour nous, peu de repères dans l'étendue désertique. Quelques troupeaux de dromadaires, de minuscules palmeraies, des oasis signalées de loin par la tache de verdure qui les dissimule, petites maisons en pisé, dans toutes les nuances de l'ocre des dunes alentour. A nos yeux de touristes, peu de végétation dans le sable, encore moins sur les cailloux. De quoi peuvent bien se nourrir les ânes, les dromadaires ou les chèvres? Où sont ramassés les maigres fagots charriés par les bêtes ou les humains?...

   Un jour, nous croisons un homme enturbanné, emmitouflé dans son burnous blanc et nous le prenons en stop.  Taciturne, il nous fait signe de démarrer. Pendant une bonne demi-heure, il ne prononce pas un mot, sans doute ne parlant pas le français. La route demeure inchangée, serpentant entre les dunes, sans le moindre arbrisseau ou poteau signalétique... Soudain, notre passager nous fait signe de nous arrêter. Après un muet signe de la main, il disparaît derrière les crêtes... Comment a-t-il reconnu le bon port? Mystère...

   A Timimoun, la ville rouge, nous avons vraiment l'impression de frôler le Sud... Soleil écrasant, maisonnettes basses aux ouvertures minimales. Les gens ont la peau presque noire, tannée par la chaleur. Accroupis au pied des murs, devant les maisons, ils n'ont même pas l'envie de chasser les mouches posées sur le coin de la bouche, des yeux... Asthénie totale... Nous entrons dans la boutique d'un photographe. Quelques boîtes de pellicules orphelines sur une étagère. L'homme est heureux de tomber enfin sur des touristes. Il insiste pour nous offrir le thé. Dans l'arrière-boutique où se trouve aussi sa couche, nous nous installons sur un tapis autour d'un petit brûleur à gaz pour assister à une authentique cérémonie du thé du désert, avec le bloc de sucre brisé, le thé versé de haut, le tout sans un mot, avec le sourire et le silence échangés. Je lui laisse ma superbe casquette jaune en souvenir...      

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Dezsö Kosztolànyi : Alouette (roman, fin)

6 Novembre 2010, 19:09pm

Publié par Flora

[...] Elle aurait trente-six ans, l'an prochain. Dans dix ans, elle aurait combien? Et combien dans dix ans encore? Papa aujourd'hui avait cinquante-neuf ans, maman cinquante-sept. Dix ans, même moins, peut-être. Et ses parents seraient morts. Qu'adviendrait-il alors, Sainte Vierge Bienheureuse, qu'adviendrait-il?

   Tout comme Jésus au-dessus du lit de ses parents, au-dessus du sien était suspendu un tableau représentant la Bienheureuse Vierge Marie, son grand enfant mort sur les genoux,, qui le berçait tout en montrant du doigt son propre coeur, transpercé par les sept poignards de la douleur maternelle. Et tout comme Jésus crucifié écoutait monter celle de ses parents, ce tableau, depuis le plus jeune âge d'Alouette, écoutait monter ses prières, ses prières candides, ses prières ardentes. Alouette a soudain tendu ses deux bras vers elle, en un mouvement violent qu'elle a réprimé aussi vite. Patience, patience. Il y en a qui souffrent encore bien plus.

   Elle était sur son lit, les yeux toujours fermés, sur ce lit de jeune fille où rien ne s'était encore passé, ce lit stérile et froid, où tout simplement elle dormait, où de temps à autre elle était malade, et sur lequel elle ne faisait que peser de tout son poids, comme un cadavre sur son catafalque. Il était beaucoup plus large et plus mou que le divan de Tarkö, elle y reposait plus à l'aise, elle s'est mise alors, l'esprit clair à nouveau, à réfléchir à ce qu'elle avait à faire.

    Demain donc, se lever avant sept heures, préparer, mais sans poivre, une viande au riz, puis des nouilles à la confiture, le tout pour faire prendre un peu de poids à ce pauvre bon père chéri. L'après-midi, continuer le napperon jaune qui n'était toujours pas fini, la famille là-bas n'ayant pas voulu qu'elle travaille, elle de son côté leur ayant cédé. Et la semaine prochaine, la grande lessive.

    Elle a ouvert les yeux, qu'elle avait tenus fermés très fort. Une ombre épaisse et mate, une noire profondeur l'entourait charitablement, et d'un coup, au contact de l'air ou peut-être à cause même de cette obscurité où elle ne voyait absolument rien, ses yeux se sont remplis de larmes, de larmes ruisselant avec abondance, et l'oreiller en un instant s'est retrouvé tout trempé, comme si le verre d'eau, sur la table de nuit, s'était renversé dessus. Elle n'a pas pu retenir ses sanglots. elle s'est mise à plat ventre, elle a collé sa bouche sur l'oreiller pour que ses parents n'entendent rien. Dans ce genre d'exercice, elle avait acquis déjà une certaine expérience.

    Le père n'avait toujours pas éteint.

    -  Alouette, a-t-il balbutié en levant le doigt vers la porte, et tout heureux il a regardé sa femme.

    -  Elle nous est revenue à tire-d'aile, a dit la mère.

    -  A tire-d'aile, a repris le père, notre petit oiseau nous est revenu.  

 

traduit par Adam Péter et Maurice Regnaut   Editions Viviane Hamy 1991

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La Princesse de Clèves est-elle assassinée?...

4 Novembre 2010, 17:06pm

Publié par Flora

   Dans le N°2396 (7-13 octobre) du Nouvel Observateur,Jacques Julliard intitule sa chronique : "La princesse assassinée". C'est une plaidoirie passionnée et véhémente contre les fossoyeurs  de la langue  -  et la culture  -  française, contre ceux qui, sous l'aspect d'une capitulation lâche et inculte, par pur snobisme souvent, véhiculé servilement par les médias, singent un anglais désossé...

    En réaction à cet article, j'ai écrit une lettre à mon hebdomadaire préféré qui en a publié quelques extraits dans la page des lecteurs (N° 2398 21-27 oct).

 

   "En lisant la chronique de Jacques Julliard "La princesse assassinée" ,je n'ai pas pu m'empêcher de vous envoyer cette courte réflexion. Le français est ma langue d'adoption. Dans mon pays d'origine, la Hongrie, je l'ai apprise à l'école ; plus tard, je l'ai enseignée au lycée comme langue étrangère, avec le russe. Ce dernier était alors obligatoire, le français, je l'ai choisi, j'ai aimé les deux.

   Plus tard, j'ai approfondi mes connaissances, grâce à mon mari, Français, professeur de lettres et écrivain. Pendant des années, nous avons vécu dans des pays divers et partout, j'ai pu rencontrer la même motivation pour l'apprentissage  du français : on choisit l'anglais pour des raisons pratiques et le français, par amour et admiration pour sa beauté et pour le passé glorieux de la culture qu'il véhicule.

   Je vis maintenant en France depuis une vingtaine d'années. Je peux confronter le français de mes études, de mes lectures avec la réalité du présent. Loin de moi l'idée de geindre avec le choeur des "anciens combattants". Une langue est une matière vivante et le reflet de son époque, de ses idéaux ou de l'appauvrissement de ceux-ci. Entrer dans des grands textes demande de faire un peu d'effort, au lieu de se laisser abrutir par des facilités creuses, habillées d'un langage miteux et famélique, balbutiant quelques centaines de mots de vocabulaire. Et pourtant, la richesse infinie du français m'a toujours enchantée : souple comme une liane et rigoureusement limpide, élégant et juste à la fois, sans heurts et sans lourdeurs. Jusqu'à la fin de mes jours, je n'aurai pas assez de temps pour explorer, tenter de m'approprier ses infinis raffinements, à la recherche du mot juste.  Que de plaisirs intenses se perdent pour ceux qui se contentent d'une poignée de bredouillis!

    L'époque nous porte vers une vitesse toujours plus élevée et l'attention n'a plus le luxe de se poser. La mode est au moindre effort. Une langue atrophiée reflète une pensée atrophiée.

    Il est coutumier de réclamer la réforme de l'orthographe pour respirer avec son époque et ses mutations. Jacques Julliard a raison en disant que le danger d'une anglicisation inculte et snob est bien plus grand pour la langue française qu'une orthographe estropiée.

    Je suis bien placée pour réfléchir sur la question complexe de l'identité. S'exprimer dans une langue ou dans une autre équivaut à changer de peau. Cultiver ses différentes "peaux", c'est s'enrichir de ces lingots d'or que personne ne peut vous dérober...

 

8 octobre 2010.

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No man's land

22 Octobre 2010, 11:04am

Publié par Flora

A la dérobée, elle observe la silhouette massive qui écrase le côté gauche du

"Nous vieillirons ensemble" , huile, R. T. 1998

canapé. Une coupe remplie de cacahuètes est placée sur la bedaine faisant office de tablette, tandis que la main gauche caresse machinalement la tête du chien, posée sur le genou du maître. Ils se ressemblent, se dit Régine.

   Rivés sur l'écran, les yeux mi-clos de Francis s'abîment dans le naufrage des vingt dernières années. Il n'a même pas besoin de jeter un regard sur elle, l'image de Régine est gravée sur sa rétine, avec son corps alourdi de trois grossesses et des sédiments des années de rancune et de résignation.

   Progressivement, ils se sont barricadés dans le silence. Régine s'acquitte des tâches ménagères sans entrain, histoire de se mouvoir comme par réflexe pour ne pas mourir jusqu'au bout. Elle pose l'assiette de Francis sur le coin de la table basse, dans le même geste que la gamelle du chien. Les deux en prennent possession dans un mimétisme taciturne et parfait. Elle même avale sa portion à la hâte, sans plaisir, dans le calme lugubre de la cuisine.

    On peut perdre la parole par l'habitude de se taire, volontairement, pour éviter les étincelles d'une abrasion trop violente. Ils ont laissé beaucoup de souffle dans les bagarres. L'envie des grandes réconciliations amoureuses s'est érodée ; trop d'efforts, trop de concessions. Plus de force pour rallumer la flamme.

   Son regard vide se pose sur le survêtement éculé de Francis, son uniforme qu'il ne quitte que pour s'affaler sur le lit et s'abîmer dans le trou noir du sommeil. Elle même ne se fatigue plus pour lui plaire. Les bigoudis dont elle se hérissait jadis la tête au grand dam de Francis qui se sentait devant des chevaux de frise destinés à l'éloigner, sont partis depuis longtemps à la poubelle. Ses bourrelets disgracieux ont eu raison des nuisettes affriolantes, des soutiens-gorge pigeonnants et se dissimulent désormais, tant bien que mal, dans des bures de nonne peu aguichantes. Le dos tourné et les ronflements sonores de Francis demeurent, de toute façon, imperturbables. Tout comme les tic-tac de l'horloge qui défilent.  

© Rozsa Tatar

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Bribes de mémoire 75. Ghardaïa, le M'Zab

18 Octobre 2010, 17:18pm

Publié par Flora

Gharda a 2En mars 1975, nous avons réalisé notre première expédition d'une semaine vers le Sud, jusqu'à El Goléa. Cela fait un millier de kilomètres de Constantine mais il en reste autant jusqu'à Tamanrasset! 

   Le but principal du voyage était Ghardaïa, ville secrète, cachée au fin fond du M'zab. Les ancêtres des habitants, les Mozabites, s'étaient retirés dans ces terres déshéritées, fuyant les persécutions religieuses. Dans un paysage lunaire, tout d'un coup, après le dernier virage, cinq petites villes se dressent sur cinq collines voisines. Emergeant de la palmeraie, les rues étroites escaladent les monticules, couronnées d'un minaret élancé, blanc ou ocre. Nous voici en pays mozabite.

   Les hôtels minuscules étaient complets et nous avons trouvé dans une des petites villes, à Beni Isguen, un hébergement de fortune qui nous a enchantés. En effet, la chaleur étant suffocante pendant une bonne partie de l'année, beaucoup d'habitants se réfugient dans leurs villas, dans la fraîcheur de la palmeraie. En mars, ces villas étaient encore disponibles.

   La nôtre, blanchie à la chaux à l'extérieur comme à l'intérieur, avec de petites pièces pour maison de poupée, au plafond bas en bois de palmier, meublées très sommairement d'un matelas par terre, était dépourvue de fenêtres. A l'étage, on trouvait l'immanquable terrasse pour y dormir à la belle étoile, pendant les nuits d'été...

   Je vous laisse imaginer  le lever du soleil sur cette même terrasse (voir photo ci-dessus), avec la mer verdoyante des cimes des palmiers à nos pieds, le calme absolu à l'abri des bruits de la ville, les ingénieux réseaux de barrages et de canaux d'irrigation pour recueillir les rares pluies.  

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Oeuvre de Gilbert * Le mépriseur (roman, extrait)

16 Octobre 2010, 14:06pm

Publié par Flora

Le-m-priseur.jpgVoici un extrait du roman de Gilbert Le mépriseur, publié en 1993 aux éditions Manya. Le lent chemin de croix du commissaire Tardeau. Pour moi, c'est de la très grande écriture, et Gilbert savait à quel point j'étais avare des compliments. Il me donne, à chaque relecture, des frissons de plaisir et d'effroi...

 

   (...) La nuit achève de tomber, repliant le vide que la large baie ouvre sur la ville en contrebas. Autour d'eux, l'obscurité tisse un écran accueillant à l'épave qu'est devenue sa vie. Il voudrait éteindre la lampe, s'évader dans le noir qui va les gagner, comme dans les draps d'antan, chauffés d'une bouillotte. Mais elle ne supporte pas les draps, pas plus qu'elle n'accepte de se livrer à l'amour sans lumière et, loin de trouver l'apaisement, il se découvre cristal cassant, statue exposée dans une vitrine, porcelaine agitée par des visiteurs pervers suspendus dans l'air derrière la vitre, riant à gorge déployée de sa nudité adipeuse.

   Maintenant qu'elle l'a privé de vêtements, il faut différer les gestes plus compromettants. Seuls les mots ont alors un effet, petits mots, ni trop courts ni trop longs, et ronds comme une toupie, mots qui se déroulent comme une corde ronflante. L'idéal serait de l'amuser, de la détourner de sa besogne, quelques minutes, une seconde. Il tente une plaisanterie, une deuxième, puis d'autres, les plus éprouvées, les plus éculées, celles qui assurent d'ordinaire son succès. En vain.

   Toujours, il les a conquises par le rire, sachant qu'il ne disposait pas d'autres armes, avec une profession peu propice à inspirer la passion, un physique distendu par la nourriture et la bière, handicaps qu'il s'acharnait à dissimuler le plus longtemps possible sous la fantaisie. Ces conquêtes, consommées au creux d'un lit et défaites au matin, par lassitude, par mégarde ou parce que de plus brillantes victoires s'annonçaient, baignent dans le lointain. Son humour, il ne le retrouvera que plus tard, dans ces années vers lesquelles il se hâte, lorsqu'il n'en aura plus besoin parce que sera dépassé le cap du dernier recours.

   De toute façon, Martine est une trop redoutable travailleuse. Elle ne saurait supporter de se distraire de sa tâche, avant de l'avoir peaufinée de toute sa technique, n'admettant aucun contretemps, aucun obstacle sur la route tourmentée de l'orgasme. Face à pareil adversaire, et au ciel obscurci des regards qui le jugent, la partie est perdue d'avance, la défaite consommée avant même la bataille  et il s'abandonne lentement, pour la première fois depuis un siècle, pour la dernière fois avant un siècle, perdu, écartelé, entre deux infinis. (...) 

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Petit bouquet...

12 Octobre 2010, 11:45am

Publié par Flora

Marguerite.jpg

Bon anniversaire à quelqu'un que j'aime bien, finalement.

On se côtoie depuis de nombreuses années,

on essaie de se découvrir inlassablement,

avec plus ou moins de réussite.

Je crois bien qu'on est condamnées à cohabiter jusqu'au bout...

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Yin et Yang

10 Octobre 2010, 12:39pm

Publié par Flora

Num-riser0002.jpgElle regarde sa tête penchée sur le livre, la main droite la soutenant, son dos qui a perdu la ligne svelte et musclée qu'il gardait durant tant d'années. Ce n'était pas déplaisant de déjouer la rivalité des essaims de filles autour de lui. Il n'avait qu'à tendre la main! Et c'est elle qu'il a choisie, la plus réservée, celle qui le désirait, sans rien laisser paraître.

   La passion ne dépasse pas trois ans, disent les experts. C'est scientifique, une histoire d'hormones qui déclenchent le coup de foudre et dont l'action dure le temps d'assurer le prolongement de l'espèce. Au mieux trois ans, dit le couperet savant.

   Christine caresse du regard le dos voûté : quarante-huit ans ensemble. Elle n'a pas oublié ces fameuses trois premières. Une soif inextinguible d'être à proximité de l'autre, de le toucher, de l'entendre. De se l'approprier. De se donner aussi en retour. Rien à redire, tout s'emboîte parfaitement, le jeu de séduction est permanent. Pas besoin de formuler l'attente, la réponse est déjà là, parfaite. Inlassable, inépuisable.

   Il sent son regard dans le dos. Il sait qu'elle s'immobilise, la cafetière à la main, à mi-chemin entre cuisine et véranda. Elle s'est enveloppée, la belle brune élancée dont il pouvait tenir la taille entre ses deux mains. Ses cils recourbés sur des yeux couleur myosotis l'ont fait chavirer. Ce n'est pourtant pas les candidates qui manquaient! Balayer du regard la meute de groupies lui donnait un sentiment de triomphe sur la vie. Christine ne faisait pas partie de la meute, elle était plutôt solitaire : rien de mieux pour attirer l'oeil.

   Vincent n'a pas vu passer les premières années. Happé par un volcan, il se consumait dans un feu permanent. La réserve de Christine a fondu dans cette lave, et Vincent ne se rassasiait pas de sa chance. Sans chercher à comprendre ce qui lui arrivait, il a plongé tête baissée.

   Ils ont vieilli ensemble. Quarante-huit ans, ce n'est pas rien. La passion dévorante et insatiable de la découverte de l'autre a subi, certes, une lente métamorphose. Le feu s'est adouci avec le temps mais il suffit de souffler un peu sur la braise. Les paumes de Vincent gardent le souvenir parfait des courbes familières. Christine ressent la chaleur tiédie de ses caresses. Il leur arrive de songer au bout du voyage comme à un saut dans le vide, main dans la main.

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Miklós Radnóti (1909-1944) : Extraits de son journal (Napló)

7 Octobre 2010, 10:24am

Publié par Flora

293Je lis et relis le journal de Radnóti. Outre mon attirance pour le genre journal intime, le destin de ce poète me fascine dans son irrépressible soif de la beauté à une époque où la barbarie triomphait. Il est docteur en philologie et n'a pas le droit d'enseigner, en raison des lois anti-juif (un autre Extrait du "Journal" de Miklós Radnóti). Entre deux convocations au camp de travaux forcés, il croule sous les projets : traductions d'anglais, de français, d'allemand (Ben Johnson, Montherlant, La Fontaine, Trakl, Shakespeare, Rilke et d'innombrables autres...), essais et sa poésie propre. Il est pressé, fébrile : pressent-il sa fin proche et les nombreux projets restés en friche?

 Voici quelques extraits  de ses notes datant du juillet 1942.

1 juillet. 

Je suis mobilisé. La traduction de La Fontaine est interrompue. La patrie n'en a pas besoin... puisque la Muse ne m'a pas protégé pour que je puisse la terminer. J'avais l'intention de commencer le troisième tome des Jeunes Filles de Montherlant aujourd'hui même. Ce ne sera pas moi qui le traduirai non plus. Le Démon du Bien. Oui, "le Démon", mais "du Bien"? (*en français dans le texte)

   (J'ai expédié, de temps en temps mes notes, écrites au camp de travail, par "la poste noire" à Fif**. Elle les a rassemblées. Je prenais des notes dans un petit bloc à carreaux, comme en 1940, ce qui intriguait mes camarades, tout comme l'avait fait à l'époque, en l'an 40, cet autre carnet. Qu'est-ce qu'il peut bien gribouiller?...)

5 juillet.

On nous donne un brassard jaune et un calot militaire. Demain, vaccin contre le typhus. Je vis dans une profonde indifférence. Je porte le brassard jaune, et je n'en suis même pas "fier" comme beaucoup d'autres ici. Mais je n'en ai pas honte non plus. Ce serait mieux d'en être fier...

6 juillet.

Vaccination. Nous expédiera-t-on en Ukraine?  Ils font le vaccin au-dessus du coeur, en désinfectant la peau avec de l'iode. Symbole de la couleur. Tache jaune à même la peau. Après, ça saigne fort, l'aiguille a du toucher une veine. Je marche comme le Christ, la chemise ouverte, la poitrine en sang. 

   Distribution de chaussures et de pansements. On me donne des brodequins de taille 44, je suis obligé de faire la demande de pouvoir porter les miens. Après-midi, passage en revue. Le lieutenant-colonel parle : " Dans votre race, l'esprit de subornation est si fort que cela dépasse l'entendement. Je vous mets en garde contre toute tentative... vous pourriez vous retrouver au boulevard Marguerite***" etc. Les sous-officiers nous entourent en silence. Gratifié d'une nouvelle "particularité raciale", je me retire au pas de parade.

** Fif  -  Fanni Gyarmati, la femme du poète

*** boulevard Marguerite  -  maison d'arrêt,sinistre lieu de tortures

traduction : R. T.

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Se nommer - exister?

5 Octobre 2010, 20:50pm

Publié par Flora

   Depuis un bon bout de temps, j'ai conscience de la difficulté récurrente de me présenter: décliner mon nom et prénom me demande un réel effort sur moi-même. Comme à l'accoutumée, j'essaie d'y voir plus clair et de comprendre d'où vient le malaise et depuis quand il me paralyse. Je remonte au moins à l'adolescence, sans pouvoir mettre un événement concret sur la liste des causes.

   Je casse les pieds à mes amis avec ces prises de tête : une m'a même parlé de masturbation intellectuelle que je devrais laisser choir. Mais j'adore ça! ai-je répondu, en apparence guillerette. D'autres tentent une explication en cherchant l'origine dans mes identités multiples dans lesquelles j'aurais du mal à faire le tri. Je ne le pense pas : ça ne me déplaît pas de jouer à cache-cache avec moi-même et parfois, de m'échapper à moi-même dans ce grand remue-ménage rationnel. Et puis, ça a commencé bien avant de démultiplier mon identité d'origine! J'ai pu remonter à l'âge de 13-14 ans, au moins...

   La mère donne la vie, le père donne le nom  -  et l'existence sociale, en somme. Mon père n'y est pour rien, j'ai eu une enfance heureuse, sans conflit notable avec les parents. Je n'ai pas connu de grandes révoltes d'une identité en formation. Alors, une psychanalyse pourrait exhumer la cause plongée dans les limbes bienfaiteurs du subconscient. A quoi bon? Cela ne m'a pas empêché de vivre durant de longues années.

  Certains disent que l'on peut être mal nommé, il suffirait donc de changer de prénom pour être à l'aise. Certes, ma mère a insidieusement instillé son aversion pour son prénom  -  le même que le mien, imposé par la coutume. Il y  en a beaucoup qui me plaisent plus que le mien. Cependant, lorsque je les "essaie" sur moi comme un habit neuf, je n'y suis pas plus à l'aise. J'en conclus que c'est me nommer qui pose problème. Alors, l'impasse...

   Je tente une dernière spéculation: celui qu'on ne peut nommer, n'existe pas. Et s'il n'existe pas, ne peut pas mourir non plus... 

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