Pénélope
J'aime le toucher de cette pelote, enfoncer mes doigts à l'intérieur avec rudesse et volupté à la fois... Couleur rouille comme ma vie, au fond. Grosse laine, aiguille N°6. Ça va vite, surtout que je n'ai pas de modèle à suivre, ne regarde même pas ce que je fais, je n'en ai pas besoin. Le principal, c'est l'ouvrage qui avance. Il va en avoir besoin, avec l'arrivée des mauvais jours .
Le morceau tricoté retombe sur mes genoux, les enveloppe de sa chaleur réconfortante. Un rectangle qui ne cesse de s'allonger.
Je ne quitte guère ce fauteuil, aussi délabré que ma vie. Par bonheur, les fils de la grosse laine me supportent comme une toile d'araignée savante. J'y demeure suspendue, je ne l'abandonne que rarement pour remonter aussitôt au centre de ma toile.
Je ne guette aucune proie. Je serais bien embarrassée si un insecte volage et indécis finissait par s'y empêtrer. Comment ferais-je pour m'en délivrer? Que de tracas en perspective!
Non, j'ai à faire, de toute façon. La nuit, le tricot se décompose comme par enchantement. Ainsi, dès l'aube, je peux me remettre à l'ouvrage. L'essentiel, c'est occuper les mains, fuir le désoeuvrement. Mes mains au repos, quel non-sens, quelle absurdité! Inutiles, autant les couper. Faut-il donc apporter sans cesse la preuve de leur utilité afin qu'elles ne dessèchent et ne tombent, honteuses de leur stérilité.
Il est parti, mon amoureux, lassé de se cogner contre le bloc de granite, impossible à tailler, rétive à la soumission. Pygmalion excédé par l'échec permanent de l'oeuvre de sa vie, épuisé par la résistance de son automate qui ne se laissait pas posséder. Posséder : une absurdité de plus. Je m'appartiens, c'est tout. Toi aussi, mon amour. C'est pour cela que je t'ai laissé partir, en ouvrant la porte aux ambulanciers. Ils t'ont enveloppé dans le sac en plastique gris, à la fermeture éclair comme dans les séries télé.
Vois-tu, je t'attends avec mon tricot chaud et doux, avec cette couverture qui protégera ton corps vieilli, abîmé. Sous cette apparence trompeuse, il n'y a que moi qui peux déceler le feu ardent.