Le blog de Flora

Pénélope

12 Septembre 2010, 13:14pm

Publié par Flora

La Grosse estompe griseJ'aime le toucher de cette pelote, enfoncer mes doigts à l'intérieur avec rudesse et volupté à la fois... Couleur rouille comme ma vie, au fond. Grosse laine, aiguille N°6. Ça va vite, surtout que je n'ai pas de modèle à suivre, ne regarde même pas ce que je fais, je n'en ai pas besoin. Le principal, c'est l'ouvrage qui avance. Il va en avoir besoin, avec l'arrivée des mauvais jours .

  Le morceau tricoté retombe sur mes genoux, les enveloppe de sa chaleur réconfortante. Un rectangle qui ne cesse de s'allonger.

   Je ne quitte guère ce fauteuil, aussi délabré que ma vie. Par bonheur, les fils de la grosse laine me supportent comme une toile d'araignée savante. J'y demeure suspendue, je ne l'abandonne que rarement pour remonter aussitôt  au centre de ma toile.

   Je ne guette aucune proie. Je serais bien embarrassée si un insecte volage et indécis finissait par s'y empêtrer. Comment ferais-je pour m'en délivrer? Que de tracas en perspective!

   Non, j'ai à faire, de toute façon. La nuit, le tricot se décompose comme par enchantement. Ainsi, dès l'aube, je peux me remettre à l'ouvrage. L'essentiel, c'est occuper les mains, fuir le désoeuvrement. Mes mains au repos, quel non-sens, quelle absurdité! Inutiles, autant les couper. Faut-il donc apporter sans cesse la preuve de leur utilité afin qu'elles ne dessèchent et ne tombent, honteuses de leur stérilité.

   Il est parti, mon amoureux, lassé de se cogner contre le bloc de granite, impossible à tailler, rétive à la soumission. Pygmalion excédé par l'échec permanent de l'oeuvre de sa vie, épuisé par la résistance de son automate qui ne se laissait pas posséder. Posséder : une absurdité de plus. Je m'appartiens, c'est tout. Toi aussi, mon amour. C'est pour cela que je t'ai laissé partir, en ouvrant la porte aux ambulanciers. Ils t'ont enveloppé dans le sac en plastique gris, à la fermeture éclair comme dans les séries télé.

   Vois-tu, je t'attends avec mon tricot chaud et doux, avec cette couverture  qui protégera ton corps vieilli, abîmé. Sous cette apparence trompeuse, il n'y a que moi qui peux déceler le feu ardent.

   

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Bribes de mémoire 72. S'expatrier en Algérie

10 Septembre 2010, 17:50pm

Publié par Flora

photo0001.jpgLe déménagement de mes affaires de Hongrie mérite un petit détour en quelques mots. A première vue, cela paraît simple : au début de ma vie professionnelle, je n'en possédais pas des montagnes. Des vêtements et surtout des livres dont je n'imaginais pas me séparer. Il a fallu une autorisation spéciale de la Bibliothèque Nationale sur présentation desdits livres et non seulement de leur liste! Donc, tout charrier à Budapest, aller et retour! L'emballage de toutes mes affaires, vêtements et livres, a du s'effectuer à notre domicile, par des mains propres (gantées!) de deux douaniers qui ont pu apposer ainsi un sceau inviolable sur les malles.

   Elles sont arrivées en France pour être ajoutées à celles de Gilbert, augmentées de quelques meubles de famille prêtés pour notre future vie nord-africaine. Le mois d'août s'est passé en d'innombrables formalités à régler. Au moment où Gilbert prenait l'avion pour Alger, une crise d'appendicite m'a clouée sur un lit d'hôpital à Laon et ainsi, je ne l'ai rejoint qu'avec une semaine de retard et quelques points de suture de plus...

   Débarquée à l'aéroport de Constantine, j'ai été plongée aussitôt dans une multitude de sensations nouvelles et inattendues : les bruits, la lumière, les parfums et le paysage, les essaims d'enfants courant en liberté parmi les voitures et ce ciel si haut, si profond et si lumineux! Je me souviens de l'émotion encore si vivante d'un léger étourdissement, causé à la fois par ma récente hospitalisation, la chaleur africaine et surtout, les retrouvailles avec Gilbert que j'avais quitté pour la première fois... Nous étions, tous les deux, dans une bulle, sur notre nuage privé!

  J'ai trouvé mon mari tout neuf au bord de la déprime : dans un Constantine surpeuplé, trouver un logement était quasi insurmontable! Nous avons échoué dans un centre d'accueil de la MGEN, un appartement où, par chance, on a pu nous attribuer une chambre avec un grand lit, tandis que 4 autres enseignants français célibataires étaient regroupés dans le salon. Un pèlerinage hebdomadaire débutait alors aux bureaux de la C.I.A. (sic!)  -  Compagnie Immobilière Algérienne  -  dans l'espoir de nous voir accorder un logement, nécessité d'autant plus urgente que notre déménagement ne tardait pas à arriver. Les employés impassibles derrière leurs guichets ne nous donnaient jamais de réponse définitive mais invariablement la même : "Revenez dans une semaine!"

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 30.

9 Septembre 2010, 11:01am

Publié par Flora

  Je me laisse enfermer dans la machine à résonance, un cylindre étroit, fermé à une extrémité, où l'on entre tête la première et dont seuls les pieds dépassent. Je me résigne au bruit assourdissant, à l'étouffement, le poing crispé sur la poire ridicule qui permet au patient d'appeler du secours s'il ne se sent pas bien. J'imagine que l'hôpital prend feu. Médecins et infirmières s'enfuient, me laissant dans mon tube. Je sonne en vain. Je tente de ramper vers la sortie mais l'espace est trop réduit pour mon corps d'obèse. Les flammes viennent lécher mes plantes de pied. Dans leurs bus à l'arrêt, les chauffeurs boivent, mangent, rient, bavardent.

   Je quitte l'hôpital sans avoir obtenu les résultats. Il paraît que le radiologue a été appelé en urgence pendant que je me rhabillais. Personne d'autre n'est en mesure d'analyser les clichés de ma colonne. Je patienterai jusqu'à la semaine prochaine, tellement vieilli qu'Ariane pourra me vendre, momie bêtement moisie, privée de l'enthousiasme des débuts du cancer, quand j'avais hâte d'entrer dans le vif du sujet.

*

   Le sommeil a toujours été, pour Philibert Tique, un graal inaccessible. Après des tâtonnements multiples, des ordonnances pour des somnifères qu'il n'avait jamais pris, craignant la dépendance, les médecins avaient conclu à un phénomène naturel. Comme une fraction infime de l'humanité dont Napoléon et quelques célébrités, leur patient ne souffrait d'aucune maladie ; son horloge biologique ne nécessitait que deux ou trois heures de sommeil. Le scepticisme de Philibert était total. S'il n'avait pas besoin de dormir, pourquoi se sentait-il fatigué dans la journée après ses nuits d'insomnie ?

   Faute de pouvoir compter sur la médecine, il développa des tactiques personnelles. Compter les moutons l'amusa quelques temps. Mais il trouva bientôt des calculs plus personnels. En souvenir de son enfance où le sommeil ne se refusait pas, il déclinait les titres majeurs de Louis Armstrong, de Bugle Call Rag à Panama. Comme cela ne suffisait jamais, il égrénait les noms des cosmonautes et astronautes ayant précédé dans l'espace le héros suprême, Neil Armstrong. En désespoir de cause, il enchaînait les vainqueurs du Tour de France, depuis Henri Garcin en 1903. Le cancer, et surtout la cortisone qui accompagnait les chimiothérapies, aggravèrent les insomnies. Il faisait semblant d'en tirer un plaisir. Au lieu de s'endormir sur 1924, Bottechia ou 1947, Robic, il prolongeait la liste jusqu'au nom favori : 1999, Armstrong.

 

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Arachnéenne

2 Septembre 2010, 10:33am

Publié par Flora

illo-solitude.jpg J'ai à peine connu mon père. Parfois, comme dans un brouillard ou dans le halo poussiéreux et brûlant de l'été, sa silhouette fait irruption dans mes souvenirs, à la manière d'un instantané qui agrandirait certains détails au hasard : un regard bleu, un visage tavelé à l'ombre du chapeau de paille, ses mains à la peau rêche et à la caresse rugueuse... Je devais avoir cinq ans à peine, lorsqu'il est mort dans un accident, écrasé sous son tracteur. Ma mère est restée inconsolable. Je dis ça maintenant mais de cette époque, il ne me reste qu'un sentiment de vague oppression, une tristesse permanente qui pesait sur mon enfance. Ma mère, encore très belle avec ses longues tresses noires qu'elle cachait sous un foulard, rabattait toute sa tendresse sur moi, sur "son petit homme", comme elle disait. Cependant, c'était une tendresse douloureuse, sauvage, empreinte de toute la détresse du monde et qui m'écrasait de son désespoir sans fin.

   J'ai cinquante-deux ans à présent. Je vis toujours dans cette maison comme une mouche momifiée dans la toile d'araignée. J'ai le sentiment que je ne me débarrasserai jamais de ces liens...

   J'ai été un très bon élève à l'école, cherchant sans doute inconsciemment à faire plaisir à ma mère. Elle était fière de moi! J'ai franchi le baccalauréat brillamment et avec facilité. J'ai bien grandi, plaisais beaucoup aux filles, sans faire le moindre effort pour attirer leur attention. Cette imperceptible mélancolie que je devais dégager, agissait comme un appât, alors que je ne me sentais pas disponible au moindre flirt. Ma vocation était ailleurs : rendre le sourire à ma mère.

   Je n'y suis pas parvenu. Après le bac, j'ai cédé à la tentation irrépressible de continuer mes études, à quelque cent kilomètres de ma mère. Elle ne supportait pas l'idée que je m'éloigne, que je vive, je respire sans elle. Ce deuxième abandon, si définitif. Une trahison. Elle a tout essayé pour me retenir. Jusqu'au chantage infâme, la vengeance infaillible et parfaite. "Si tu t'en vas, je me tue!" Je n'y ai pas cru, sursaut vital, instinct égoïste. Ma vie! J'existe! J'ai envie de respirer enfin. On est si plein de soi à vingt ans...

   Une semaine après mon départ, un télégramme m'a rappelé d'urgence. Elle a réussi à renouer les liens indestructibles qui m'attachent désormais à cette maison où elle s'est pendue à 42 ans.

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"Nous vieillirons ensemble" I. (huile, 1998)

30 Août 2010, 19:27pm

Publié par Flora

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Bribes de mémoire 71. Le hasard devient destin

29 Août 2010, 21:18pm

Publié par Flora

Ghardaia-1.jpgDans la chronologie volontairement désordonnée de mes souvenirs, je viens de relire nos lettres hebdomadaires d'Algérie. Nouvelle plongée angoissante dans les profondeurs de la mémoire. D'où vient l'angoisse ? Peut-être bien du syndrome de la peau de chagrin : plus loin on remonte dans le passé, plus on acquiert la certitude que devant, le chemin raccourcit...

   Le jeune couple que nous sommes  -  mariés depuis un an  -  apprend tout juste à vivre ensemble. Dans ce lycée paisible de la province hongroise, j'achève ma troisième année de professorat de russe et de français, tandis que Gilbert termine son contrat d'assistant dans des classes expérimentales, à 12 heures (!) de français hebdomadaires. Un télégramme nous apprend sa nomination à Constantine, en Algérie. Rien que le nom charrie son parfum d'exotisme! Je n'avais jamais mis les pieds en Afrique. L'Ouzbekistan a été le point le plus lointain que j'ai exploré. Je m'apprête donc à suivre mon mari tout neuf dans l'inconnu total, sans savoir si j'aurai la possibilité de travailler. On verra bien, dis-je avec ma belle confiance  -  ou  inconscience?  -  coutumière. Quoi qu'il en soit, tout s'était décidé au moment où nous avons choisi de nous marier, un an plus tôt.

   Nous ne devions jamais nous rencontrer. Le hasard que d'aucuns appellent le destin, a modifié la succession de toute une série d'événements pour que cette rencontre ait lieu et n'avions plus qu'à nous incliner devant son entêtement...

   Un an plus tôt, Gilbert venait d'être nommé à Toronto, au Canada, son vieux rêve. Au dernier moment, le poste est annulé et on lui propose la Hongrie, dans une université très éloignée de ma ville. Ce poste est suspendu à son tour et remplacé par le lectorat dans mon lycée. Vous suivez le fil obstiné des Parques?

   Quant à moi, je venais d'obtenir une bourse très convoitée d'une année à l'université de Grenoble. Je ne connaissais même pas l'existence de cette bourse, attribuée à deux personnes par an. Je me demande encore, par quel miracle elle est tombée sur moi! Dépourvue de tout piston, je ne possédais même pas la carte du parti... Bien que professeur de français, je n'ai encore jamais été en France. Dans la Hongrie des années soixante-dix, on voyageait à compte-gouttes...

   Je m'apprête à remplir la liasse de formulaires demandée par Grenoble, afin de concocter un projet d'études détaillé pour l'année à venir. Je m'adresse donc à Gilbert, fraîchement arrivé, pour qu'il m'aide à remplir la paperasse. La suite était écrite : trois mois mois plus tard, je renonce à partir, renvoyant le passeport si difficile à obtenir, et deux autres mois plus tard, nous nous marions.

   Nous passons l'année suivante (mon ex-grenobloise!) dans la petite ville provinciale qui devait déjà sembler exotique à Gilbert, avec une langue hongroise difficile à apprivoiser, rebelle aux règles et aux habitudes. Au début des vacances, dans un grand déchirement familial, nous prenons la route vers l'inconnu.

 

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Sándor Weöres (1913-1989) : Pastorale

26 Août 2010, 17:16pm

Publié par Flora

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PASTORALE

L'ombre glisse à ta peau un reflet vert,

Tout enténébrés deviennent tes yeux,

Ton haleine chavire à mon épaule,

Ta bouche-papillon est sur mon cou.

 

Le battement de ton coeur dans le mien,

Des sarments tendus enlacent ma taille,

Tu es autour de moi, de tous côtés ;

Cercueil vivant, tu m'enveloppes toute.

 

Auprès du bord côtelé de mon flanc,

To ventre ondule et tes seins avec lui !

Bêtes dépourvues d'âmes nous gisons.

 

Des courants redoutables se déclenchent

Tel l'éclair vers la terre ennuagée.

Puis des larmes encerclent la pupille.

traduction: Guillevic

 

PASTORALE

Bőrödre zöld fényt lop a félhomály
s két szemgolyód egészen elsötétül.
Forró lehed a vállgödrömbe szédül,
nyakamra száll a pilleszárnyu száj.

A szíved lüktetése szíven üt,
feszes indák fonódnak derekamra,
te vagy köröttem fönn, lenn, jobbra, balra,
élő koporsó, átfogsz mindenütt.

Oldalam bordás tengerpartja mellett
hogyan hullámzik a hasad, a melled!
Fekszünk, lelketlen, mint az állatok.

Megindulnak félelmes áramok.
mint fellegárnyas föld felé a villám. -
Aztán burkot von a könny a pupillán.

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Feu de la Saint-Jean

25 Août 2010, 09:23am

Publié par Flora

   L'ampoule dispense une faible lueur dans la grande salle que l'on a débarrassée de ses chaises pour les aligner le long du mur. Le local se remplit peu à peu, l'orchestre ringard chauffe ses instruments, par acquit de conscience, car le public ne cherche pas la note juste, il cherche l'ivresse du corps à corps dans la fumée âcre des cigarettes et la chaleur de l'été.

   Gisèle a quinze ans, elle est en vacances dans ce trou perdu où la seule distraction se promet

dessin: R. T. années 1990...

d'être le bal de la Saint-Jean. Ses tantes, au nombre de cinq, l'accompagnent pour lui servir de "duègnes" mais aussi pour secrètement ressentir, au creux de la poitrine, l'agréable excitation d'antan, depuis longtemps refoulée, quasi oubliée. Elles prennent place sur les chaises pour faire tapisserie, avec la dignité des femmes mûres, leurs regards laissant échapper une petite flamme traîtresse et fugace.

   Gisèle ne reste pas longtemps dans l'attente. Les garçons se succèdent pour l'inviter à danser, des adolescents gauches et timides pour la plupart, qui s'essaient au jeu de séduction des petits mâles débutants. Gisèle ne les distingue même pas, elle n'a d'yeux que pour un seul, attardé près de la buvette. Rien à voir avec les boutonneux à la voix ébréchée. Il a vingt ans et il est beau comme un dieu païen avec sa peau hâlée, ses cheveux ébène et ses yeux de braise.

   Gisèle tourne aux bras invisibles, tout en suivant à la dérobée le moindre geste de son dieu. Il ne faut surtout pas qu'il surprenne son regard éperdu. Il ne danse pas. Gisèle en veut à chaque nouveau candidat qui l'invite, de la rendre inaccessible.

   Tout d'un coup, en plein milieu du tourbillon, dans un halo incertain, elle le voit, tout près, qui arrête le mouvement pour la ravir à son partenaire. Au rythme langoureux et fiévreux de l'accordéon, elle se coule dans ses bras, se serre contre sa poitrine, pour cueillir avidement toutes les sensations rêvées, présentes et futures : la souplesse de son corps, le léger parfum propret de savonnette, la tiédeur sèche de ses mains et son visage contre le sien. Le sortilège dure un instant ou une éternité. La musique s'arrête et le rêve s'évanouit. 

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 29.

23 Août 2010, 15:56pm

Publié par Flora

   Deuxième étape de ma vaccination contre l'hépatite B. Quand la machine de La colonie pénitentiaire se détraque, elle n'écrit plus, elle pique. Le corps reste plaqué aux aiguilles ; il vomit du sang.

   Véronique, qui a retrouvé la parole et réparé la maquette, comme le plombier a colmaté la fuite et le peintre remis à neuf le plafond, me qualifie de "mythomane demi-solde, geigneur d'apocalypses miniatures". Je n'ai pas rêvé  ce myélome. Quand il évoluera, les autres seront contraints d'y croire.


   Clepsydres et sabliers présentent le même défaut : ne pas indiquer une heure mais un écoulement du temps. Ils supposent de connaître à quel moment précis débute le glissement du sable, l'écoulement de l'eau.Pour le déterminer, il faudrait disposer d'un autre instrument de mesure. Cercle vicieux.


   Quand elle lira ce texte, après mon enterrement, Ariane le trouvera sinistre. "Tu restes le nez dans tes bouquins. Tu ne sors jamais. Tu ne t'amuses pas. Si tu te convertissais, tu serais plus gai." J'ai lu Dostoïevski, Pascal, Claudel et Bernanos, littérateurs estampillés "chrétiens". Je n'ai pas l'impression qu'ils se tenaient les côtes. Sans doute consommaient-ils moins d'euphorisants qu'Ariane.

   Je me gave de tripes, de tête de veau. Je commande à mon boucher de la vache folle. Il me regarde avec des yeux bovins. A l'heure du dîner, les restaurants étaient pleins ; et si passant dans la rue je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec  quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : "On ne dirait pas que c'est la guerre ici."

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Pour Bernard Giraudeau...

20 Août 2010, 21:27pm

Publié par Flora

bernard-giraudeau-cancer-sarkozy-etat-2-.jpgIl s'est éclipsé pendant ma courte absence, le 17 juillet dernier, alors que je l'avais écouté un mois plus tôt, dans un long entretien, dans lequel il distillait une sérénité qui transfigurait la gravité du sujet. Il y a des êtres nimbés par la grâce, dont le charme diffus ne peut laisser indifférent. La "belle gueule" aux yeux bleus du cinéma est devenu un visage marqué par les années et par la maladie aussi : ce cancer, cet ultime défi à sa mesure qui l'a transformé et qui lui a fait découvrir son vrai visage...

   Les hommages affluent. La plupart d'entre eux parlent de l'homme de théâtre, de cinéma, du marin, du baroudeur, de l'alpiniste de la vie. Je voudrais évoquer l'écrivain. Je viens d'acheter son dernier livre Cher Amour, paru l'an passé aux éditions Métailié. J'ai déjà goûté à son écriture précédemment. Avec ce livre, je découvre un styliste fin, instinctif : Giraudeau ne triche pas et par la beauté de son écriture, il distille une émotion à fleur de peau, légère et grave à la fois qui vous effleure avant de s'envoler. En voici un passage pour vous donner envie d'aller plus loin:

   "A propos de temps, je me souviens d'un jour où nous regardions une montagne, une immense paroi sculptée, au pied de laquelle vivait un arbre millénaire, seule, enraciné dans les failles. Nous ne bougions pas, silencieux. Machinalement vous avez regardé votre montre et les secondes ridicules qui vous échappaient. Vous étiez revenue à la réalité de ce petit temps étriqué sans beauté, sans ailes, un temps qui soudain a heurté la roche, le tronc rugueux, et s'est désagrégé, inutile. Alors vous avez caché votre poignet, vous êtes revenue dans l'éternité et les secondes se sont évanouies comme flocons de neige sur la pierre chaude. J'ai pris votre main, j'ai frissonné."

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