Le blog de Flora

Oeuvre de Gilbert * "Soumission" (extrait)

31 Janvier 2009, 10:59am

Publié par Flora

 [...] L'ouverture des sceaux, les cavaliers de l'apocalypse, les anges porteurs de trompettes, le questionnaire s'accéléra. Véronique répondit, avec un stoïcisme digne de l'antique. La justesse de ses répliques n'atténuait en rien le sadisme du tortionnaire,  mais l'amphithéâtre avait basculé du côté de la victime. Les figures hostiles du réveil applaudissaient chacune de ses réponses, un désaveu cinglant pour l'inquisiteur au cheveu rare. Soudain, les jambes se dérobèrent. La femme en blouse blanche abandonna les caresses pour allonger la blessée dans la travée. Une position inconfortable. Les marches striaient le dos, cassaient la nuque. Comprendre les questions qui montaient de la chaire exige maintenant une concentration au-delà de la douleur. Que va dire Philibert ? Véronique s'affole. Jamais elle n'obtiendra sa licence. Pourquoi avoir pris tant de retard ? Sa mère n'aurait pas apprécié qu'elle lui raccroche au nez mais il y avait moyen  d'expliquer, de rappeler plus tard. Elle n'a pas osé. Elle le paye. Un masque à oxygène est posé sur son visage. Va-t-elle, de nouveau, sombrer dans l'inconscience? Qu'est devenu le devoir qu'elle devait rendre ce matin ? En charpie comme la voiture, comme ses jambes ? Sans cette nuit passée à parfaire la dissertation, ses réflexes auraient-ils été mieux aiguisés, au moment où le camion a quitté sa ligne ? Véronique ne veut pas le savoir. La douleur est trop forte. Demain, dans L'Union, on annoncera sa mort :

"L'épouse d'un universitaire rémois succombe dans un tragique accident de la circulation."

L'article insistera sur les mérites de Philibert Mogue, sa réputation flatteuse à l'étranger, ses ouvrages savants. Véronique ne sera, comme toujours, qu'un appendice de son mari.

Un sursaut agita les muscles de Philibert. Son esprit peinait à se remettre en branle, écartelé entre la honte, tous ces regards fichés dans sa direction, et le dégoût : que de laideur dans ces visages, des pommettes embourbées dans une barbe folle, des canines cariées, un nez obtus, une oreille tranchante, des sourcils effilés ! Quelle sélection perverse poussait vers les études de lettres les étudiants les plus laids ? Au premier rang, comme pour mieux le narguer, un rire et une tignasse brune, essaim de pellicules :

 "Vous parlez au mur, monsieur ?" [...] 
extrait de la nouvelle "Soumission" in Le Déchant  éditions Nestiveqnen 2005

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"Cantatrice" * encre (2000)

29 Janvier 2009, 09:44am

Publié par Flora




illustration publiée dans la revue Hauteurs pour le texte de Léa Silhol "Le lied de l'intransigeance"

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Bribes de mémoire 25. Les conteurs de mon enfance

28 Janvier 2009, 17:24pm

Publié par Flora

  
   Oui, je suis persuadée que le regard de l'adulte conditionne la perception de l'enfant : on peut ensevelir ce dernier sous les cadeaux les plus coûteux, les plus sophistiqués s'ils sont offerts dans l'indifférence, dans le souci de se débarrasser de leur destinataire au plus vite, en le privant du plus plus précieux que l'on puisse lui offrir et qu'il attend par-dessus tout : notre disponibilité.

   Je suis sûre aussi que nous, adultes, nous devons l'initier à la vie comme si nous entrouvrions les portes sur un univers plein de découvertes amusantes et extraordinaires. Presque tout devient ainsi source de joyeuse complicité. Transmission de l'héritage reçu... Bagage allégé pour affronter les difficultés incontournables. On ne peut pas éviter les deuils, les échecs, l'adversité. On peut y faire face.

   J'ai été bercée d'histoires. Ma mère les raconte bien, les enrichissant de moult détails qui les rendent presque visibles. En même temps, j'ai l'impression qu'elle ne s'arrête jamais, incapable de se reposer, par conditionnement découlant d'une vie difficile dès l'enfance et par tempérament aussi, sans doute. Il ne faut pas perdre son temps. Tout en enfilant son histoire, elle poursuit la cuisine, elle tricote, elle brique, elle raccommode. Cependant, à notre demande, elle ne refuse jamais de faire un dessin : sous notre regard émerveillé, le crayon comme par magie, fait naître un lapin, un chat, tout ce qu'on veut! Mon père est sans doute plus doué qu'elle pour le dessin. Jusqu'à dix ans  -  l'année où mon "talent" est découvert par ma professeur de dessin et qui me donne des ailes  -  je demande parfois à mon père un coup de main pour l'école et je suis des yeux, admirative, ses doigts engourdis par le travail manuel dur, serrant le crayon fascinant. Un jour, on m'en offre un vraiment magique : il est taillé des deux bouts, partagé en son milieu en bleu et en rouge ! Je l'emporte avec moi à l'hôpital où je passe quelques jours et je ne comprends vraiment pas les réprimandes de l'infirmière lorsqu'elle découvre tous les barreaux de mon lit blanc entièrement décorés de petits traits bleus et rouges alternés...
   J'ai déjà parlé des histoires de mon grand-père mais son fils est un conteur hors paire : dans sa bouche, la moindre anecdote devient une aventure extraordinaire qui nous tient en haleine et que nous revivons avec lui. Avec l'âge, il y prend de plus en plus de plaisir et l'idée me tente année après année d'enregistrer ces épisodes savoureux de la vie. Une étrange superstition me retient : en le fixant sur une bande magnétique, je crains de l'effacer de la réalité... 

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Miklós Radnóti * Razglednice (Razgledica*)

26 Janvier 2009, 19:24pm

Publié par Flora


 


Ce sont les derniers poèmes écrits par Radnóti dans le cahier qui se trouvait dans la poche de l'imperméable du poète lorsque le charnier dans lequel on l'avait enseveli avec d'autres prisonniers fusillés fut découvert. Epuisé, les pieds ensanglantés, il n'arrive plus à suivre la marche forcé des prisonniers du STO à travers la Serbie et la Hongrie. Il reçoit une balle dans la nuque au bord d'une fossé, aux alentour du 8 novembre 1944.


RAZGLEDNICE

1.

La canonnade en Bulgarie, intense, gronde,

percute la montagne, hésite, puis s'effondre ;

chaos d'hommes, de bêtes, de pensées, d'attelages,

la route cabrée hennit sous la crinière des nuages.

Mais ton image demeure dans ce grand bousculement,
au fond de moi lumineuse, et stable éternellement,
tel l'ange qui fait silence devant le monde détruit,
l'insecte qui fait le mort au creux de l'arbre pourri.
                                                              30 août 1944
2.

A neuf kilomètres de nous, là-bas,
brûlent maisons et meules ;
des paysans hagards fument leur pipe,
muets, près des éteules.
Ce lac, comme hier, du pied, la bergère
agite ses flots ;
son troupeau frisé lape les nuages
penché dessus l'eau.
                                                                6 octobre 1944
3.

Du mufle des boeufs coulent sang et bave,
tous les prisonniers urinent du sang,
nous piétinons là, fétides et fous,
et souffle la mort au-dessus de nous.
                                                                24 octobre 1944
4.

Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute,
son corps, roide, s'est retourné.
La nuque, à bout portant... Et toi comme les autres,
pensais-je, il te suffit d'attendre sans bouger.
La mort, de notre attente, est la rose vermeille.
Der springt noch auf, aboyait-on là-haut.

De la boue et du sang séchaient sur mon oreille.

                                                                31 octobre 1944

*razglednica  "carte postale" en serbo-croite

Traduction Jean-luc Moreau,
  Marche forcée, Phébus, 2000



 

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Oeuvre de Gilbert * Miniatures

25 Janvier 2009, 16:54pm

Publié par Flora

AVARICE

Ils étaient  tellement avares qu'ils s'étaient procuré un enfant
au rabais, vingt centimètres et cinq cents grammes. L'incubateur, les progrès de la médecine, calamités modernes, donnèrent au rejeton une apparence que les médecins qualifiaient de normale et les parents de dispendieuse.
Le fil du temps n'arrangea pas les choses : Camille revenait cher en fournitures scolaires, vêtements, nouilles. Il lui arrivait même d'exiger des jouets. L'idée vint à sa mère, immédiatement suivie du père, de l'échanger contre un bambin de Somalie, malingre, habitué aux nourritures réduites, aimant se promener à demi nu et dispensé d'école.
Malheureusement, billets d'avion, démarches administratives, une adoption de meurt-la-faim coûtait une fortune. Les parents renoncèrent. Enfermée dans la cave, Camille mourut à petit feu, une agonie gratuite.


CORRESPONDANCE

Voltaire, Flaubert, Madame de Sévigné, Georges Sand, Stendhal, lire la correspondance des grands auteurs c'est s'informer sur leur époque, leur personnalité. Que laisseront les littérateurs du vingt et unième siècle? Des rangées de chiffres, les relevés de leurs appels téléphoniques.


DALAÏ-LAMA

Le seul lama qui ne crache pas quand il est mécontent.

extraits de  Miniatures  Editinter, 1999    illustration : R.T.

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Nu de dos (2007)

24 Janvier 2009, 17:00pm

Publié par Flora


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Bribes de mémoire 24. Gènes et parachutes dorés

23 Janvier 2009, 18:53pm

Publié par Flora

   
   Je sens que le chapitre précédent demande quelques approfondissements. Le dernier paragraphe, en particulier, suggère que j'ai reçu en bagage une bulle protectrice, en quelque sorte, contre tous les malheurs du monde. Que j'en aurais été jusqu'ici épargnée. Je suis la seule et la mieux placée pour savoir qu'il n'en est rien et ce, depuis les commencements...
   Je vais plutôt vous parler de mes "parachutes dorés"... Les neuroscientifiques découvrent avec de plus en plus de précisions que l'héritage génétique joue pour 50% dans la formation de notre tempérament, pour 10% ce sont des facteurs externes et les 40% restant dépendrait de notre façon d'agir pour augmenter ce "capital bonheur". Retenons les deux principaux neuromédiateurs qui assurent la transmission entre les neurones : la dopamine comme stimulateur et la sérotonine comme antidépresseur naturel. Or, le transport de ces dernières est assuré par des protéines dont la longueur est façonnée par les gènes : cela voudrait dire que si nous sommes de "gros transporteurs" par nos gènes, nous serons mieux armés pour supporter les malheurs (et non pas en être épargnés). Cependant, notre cerveau ne se contente pas de gérer cet héritage génétique, il continue à se façonner sous l'influence des événements de notre existence qui dépendent, en partie, de notre environnement mais aussi de nos choix.
    Après cette digression un peu savante que j'ai empruntée essentiellement à Boris Cyrulnik, je reviens à ce que je nommais initiation à l'émerveillement au monde. J'en ai pris conscience surtout depuis ces incursions dans le passé vers mes fantômes et je pourrais multiplier les souvenirs de cette transmission-là. Je revois mon père lorsqu'il ramène les premières pastèques de l'été : il descend de sa bicyclette et fier, avec le sourire d'une promesse d'enchantement, il ouvre son sac et en extirpe l'énorme globe vert foncé qui sonne "mûr" lorsqu'on y frappe avec le médiane recourbé comme à la porte du bonheur. Il faut ce sourire plein d'augures de mystère à dévoiler : regardez ce que je vous apporte et goûtez-moi ça ! Vous allez voir ce que vous allez voir ! Et c'est ainsi avec la cervelle du poulet du dimanche lorsqu'il coupe en deux le crâne qui a mijoté dans la soupe dorée : moitié pour mon frère, moitié pour moi, et ainsi introduit, le rituel nous donne effectivement la sensation de devenir plus intelligents... et de goûter une des choses les plus rares et les plus succulentes du monde...


la suite suivra...
   

  

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Attila József (1905-1937) * "L'ombre s'allonge..." (Az árnyékok...)

20 Janvier 2009, 11:18am

Publié par Flora

  Cela fait un bon moment que je me prépare à ouvrir ce blog vers ce géant de la poésie hongroise  -  et universelle  -  qu'est Attila József. Je repousse ce moment, par crainte de ne pas être à la hauteur de la tâche, par une crainte quasi religieuse (comme à l'époque lointaine où je pratiquais ce sentiment) d'approcher le divin, de déclancher ce tremblement de l'âme que sa poésie provoque en moi. Une autre raison  -  non négligeable  -  est l'obstacle de la langue poétique, rétive à la traduction. Même les meilleurs intentions, les talents les plus affirmés échouent à l'entreprise, transformant les vers lumineux en labeur d'honorables tâcherons... Il dit dans un de ses essais : "Le poème, le vrai, évoqué  simultanément dans le coeur et dans la raison, dans l'inconscience et dans la conscience,  par le signe imprimé des lettres et le système sonore des tonalités matérielles formant des mots, est créé par le poète et le lecteur à l'unisson." (trad. R.T.) Comment transmettre les sensations ainsi engendrées par les mots et les images intimes qu'ils suscitent, par la musique de leur association unique et originale dans une autre langue qui possède forcément les siennes propres?
Malgré l'énormité vaine de l'intention, je rends hommage au magnifique travail ambitieux et tout à fait considérable des éditions Phébus, de Georges Kassai et de Jean-Pierre Sicre, sans oublier Jean Rousselot, pour l'ouvrage de sept cents pages, contenant une présentation érudite et sensible, les traductions de l'oeuvre poétique et de nombreuses notes explicatives, paru en 2005. Pour commencer, j'ai choisi un poème court, écrit la dernière année de sa courte vie.

Az árnyékok...                                                   L'ombre s'allonge...
Az árnyékok kinyùlanak,                              L'ombre s'allonge, on voit au ciel
a csillagok kigyùlanak,                                 les étoiles qui étincellent;
föllobognak a lángok,                                  déjà brûlent leurs hautes flammes,
a megbonthatatlan rend szerint,                   et selon l'ordre intransigeant
mint ürben égitest, kering                            tourne, comme astre au firmament,
a lelkemben hiányod.                                         ton manque dans mon âme.

Mint tenger, reng az éjszaka,                      La nuit, telle une mer qui râle
növényi szenvedély szaga                            sa passion d'hydre végétale,
fojtja szoruló mellem.                                  m'étouffe en ses relents odieux.
Végy ki e mélyböl engemet,                          Viens, jette au fond de ces abysses 
fogd ki a kéjt, meritsd szemed                     le filet de désir et hisse :
hálóját mélyre bennem.                                      hisse-moi vers tes yeux ! 
                                                                                                          traduction : Georges Timár
                                                                                                   

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Oeuvre de Gilbert * "Le cadavre de Staré Mesto"

18 Janvier 2009, 10:25am

Publié par Flora

 [...] Il ne reviendra jamais, parti avec des souvenirs qui ne sont pas les siens, parti avec Frieda qu'il ne m'a pas rendue. J'ai déchiré le dessin de l'escrimeur, avant d'errer le long de la Vltava. Ces nuits-là, malgré le couvre-feu en vigueur depuis l'irruption des chars soviétiques, je guettais devant un bâtiment invisible. La rue longe un parc touffu. Dans l'air une odeur moite, comme les étreintes que j'imagine au-delà de ces murs. Frieda et Franz. Cet oeil de boeuf dans la toiture... Une vitre est moins opaque, moins sombre que les autres. Je crois entrevoir un visage. Quel jour était-ce ? Le 31 août ? Le premier septembre ? Le 2. Le 3. Dix fois, vingt fois, je suis allé raser les grilles. J'avançais lentement, guettant l'espace entre deux hêtres. Seuls des lambeaux de la façade résistaient au camouflage des feuilles. Moi qui aimais les arbres, je me prenais à haïr tant de verdure. Aucune personne sensée n'oserait proférer une telle affirmation mais je le dis bien haut : la lettre est née de cette haine. Pouvais-je deviner que Frieda sauterait par la fenêtre du commissariat ? Cinquième étage. Staré Mesto. Le corps qui se disloque. Un cadavre de plus dans cette copie de Prague.
   Ne me retire pas mon poste, Altesse. Puisque j'ai si longtemps vécu pour toi, laisse-moi  maintenant mourir aussi pour toi ! Ne laisse pas murer le tombeau auquel j'aspire
.
   Les pastilles blanches refusent de grandir. Au milieu du pont Charles, je me suis arrêté. Une anecdote venait d'envahir mon esprit. Pour rendre plus solide le mortier nécessaire à la construction du pont, les maçons souhaitaient y inclure du jaune d'oeuf. On fit venir de la campagne des chariots d'oeufs. Craignant qu'ils ne cassent pendant le voyage, les paysans envoyèrent des oeufs durs ! Je viens de comprendre soudain. Kafka n'est pas avec Frieda. Il n'existait que pour me détourner de mon obsession. Gardien de mon tombeau, il devait m'empêcher d'errer pour l'éternité dans cette ville absurde. Comment pourrais-je désormais revenir en arrière ?
   Certains croient aux vampires. Libre à eux de se rassurer. Survivre est une imposture. Seul est doux le néant. 

fin de la nouvelle, publiée en 2006 (posthume) dans le N° 20 de la revue Hauteurs.

C'est un des plus beaux textes de Gilbert (je reviendrai à d'autres extraits), reflet de son amour de Kafka, de Prague et ses fantômes... 

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Leo Perutz * portrait pour le N° 14 de Hauteurs

16 Janvier 2009, 10:02am

Publié par Flora

   La revue  HAUTEURS  a consacré son 14e  numéro à Léo Perutz et  au thème de l'identité. Qui pourrait illustrer mieux  ce thème complexe que cet écrivain né à Prague en 1882, juif de langue allemande comme son grand contemporain, Kafka. En 1901, sa famille s'installe à Vienne et il est citoyen autrichien jusqu'à l'Anschluss. Il s'enfuit alors pour s'installer à Tel Aviv.  Son histoire personnelle est une illustration des bouleversements en Europe de la première moitié du 20e siècle. Il meurt en Autriche, en 1957.                                
Il a écrit au moins deux chefs-oeuvre : Le Cavalier suédois et Le Marquis de Bolibar.


dessin : R.T. pour Hauteurs, 2004

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