No man's land
A la dérobée, elle observe la silhouette massive qui écrase le côté gauche du
canapé. Une coupe remplie de cacahuètes est placée sur la bedaine faisant office de tablette, tandis que la main gauche caresse machinalement la tête du chien, posée sur le genou du maître. Ils se ressemblent, se dit Régine.
Rivés sur l'écran, les yeux mi-clos de Francis s'abîment dans le naufrage des vingt dernières années. Il n'a même pas besoin de jeter un regard sur elle, l'image de Régine est gravée sur sa rétine, avec son corps alourdi de trois grossesses et des sédiments des années de rancune et de résignation.
Progressivement, ils se sont barricadés dans le silence. Régine s'acquitte des tâches ménagères sans entrain, histoire de se mouvoir comme par réflexe pour ne pas mourir jusqu'au bout. Elle pose l'assiette de Francis sur le coin de la table basse, dans le même geste que la gamelle du chien. Les deux en prennent possession dans un mimétisme taciturne et parfait. Elle même avale sa portion à la hâte, sans plaisir, dans le calme lugubre de la cuisine.
On peut perdre la parole par l'habitude de se taire, volontairement, pour éviter les étincelles d'une abrasion trop violente. Ils ont laissé beaucoup de souffle dans les bagarres. L'envie des grandes réconciliations amoureuses s'est érodée ; trop d'efforts, trop de concessions. Plus de force pour rallumer la flamme.
Son regard vide se pose sur le survêtement éculé de Francis, son uniforme qu'il ne quitte que pour s'affaler sur le lit et s'abîmer dans le trou noir du sommeil. Elle même ne se fatigue plus pour lui plaire. Les bigoudis dont elle se hérissait jadis la tête au grand dam de Francis qui se sentait devant des chevaux de frise destinés à l'éloigner, sont partis depuis longtemps à la poubelle. Ses bourrelets disgracieux ont eu raison des nuisettes affriolantes, des soutiens-gorge pigeonnants et se dissimulent désormais, tant bien que mal, dans des bures de nonne peu aguichantes. Le dos tourné et les ronflements sonores de Francis demeurent, de toute façon, imperturbables. Tout comme les tic-tac de l'horloge qui défilent.
© Rozsa Tatar