V.
Son rêve aurait été de franchir les limites de la durée, mais il ne savait pas comment s'y prendre.
Et le temps coulait sans
discontinuer. (Andreï Biely : Symphonie dramatique)
Quand Spoutnik fut lancé, en 1957, Philibert Tique avait huit ans. Avec l'instituteur et
toute sa classe, il s'émerveilla pour l'étrange pulsation tombée du ciel, ce "bip bip" signalant que, pour la première fois, l'humanité, représentée par une boule hérissée d'antennes, touchait au
ciel. En 1961, nouvelle étape : Youri Gagarine, échappait à la pesanteur de la Terre. Les parents de Philibert, catholiques éperdus, voyaient dans ces exploits une sorte de sacrilège : des
communistes athées qui osaient défier Dieu. Leur fils, dont l'adolescence débutait, se prit, par contre-pied, d'une passion pour l'astronautique soviétique. Sergueï Korolev, le constructeur de la
fusée Sémiorka, les cosmonautes Nikolaïev, Popovitch, Bykovsky, Beliaïev rejoignaient dans son Panthéon des êtres de fiction, Tintin ou le capitaine Nemo. Lorsqu'il apprit que Valentina
Terechkova, première femme de l'espace, serait reçue à Laon par la municipalité, il élabora des stratégies pour l'approcher, la toucher. Ne disposant d'aucun passe-droit, ses parents ne faisant
pas partie des invités d'honneur, il en fut réduit à constater que ses coudes n'étaient pas assez pointues pour le propulser au premier rang parmi les élus qui serraient la main de l'héroïne
russe, sur le trottoir, à la sortie de la mairie. Il se replia dans les journaux évoquant la course au cosmos, ajouta quelques images fortes à ses rêves, Alexeï Leonov, premier "piéton de
l'espace" et Luna 9, première sonde posée en douceur sur la Lune, le 31 janvier 1966.
Louis Armstrong n'était pas détrôné. A la musique des sphères célébrée par ses parents, aux sonorités informatiques des ingénieurs soviétiques,
Philibert Tique préférait toujours les rythmes divins du jazz. Son désir le plus fou était de se retrouver en orbite autour de la Terre dans une capsule Vostok, un casque sur la tête pour écouter
That lucky old sun ou Where the blues were born in New Orleans. D'ailleurs, s'il l'ignorait encore, sa période russe s'achevait. Le 23 avril 1967, le cosmonaute Vladimir Komarov
se tuait en expérimentant le premier Soyouz. Comme son ami Steve King l'avait prédit, le premier homme sur la Lune serait américain. Dans la vie de Philibert, Louis Armstrong aurait un
successeur.