Une pile rouge
Depuis samedi midi, une pile rouge attend sur ma table, une trentaine de bouquins de taille moyenne, plutôt minces. J'y jette un coup d'oeil rapide en passant, sans m'attarder, je les effleure au plus, sans les ouvrir. Une foule de sentiments contradictoires m'envahit. J'ai du mal à les canaliser, trier, décortiquer.
Ce sont mes premiers livres. J'ai attendu leur livraison avec une certaine impatience. Cela semble toujours très long, peut-être pour estomper la fébrilité et prolonger le plaisir, apaisé, semblable à la naissance d'un enfant.
Pendant longtemps, l'écriture ne faisait pas partie de mes quêtes, de mes douces obsessions. C'était le terrain de jeu naturel de Gilbert, un jeu de vie ou de mort, devenu peu à peu celui de la survie à une mort de plus en plus menaçante. Implacable, annoncée, certaine. Que l'on maintient à distance à l'aide des mots. J'ai été étroitement associée à ces sortilèges magiques et désespérés.
Mes infinis questionnements ont débuté après sa mort, avec son urne et la petite boîte secrète contenant un peu de cendre quémandée pour moi, les deux si chaudes encore dans mes mains. Comment déchiffrer le grand mystère qui s'est joué sous mes yeux?... Les mots affluaient, comme un torrent libéré et commençaient à remplir des cahiers à spirale, des pages virtuelles des ordinateurs. Essentiellement en français, ma langue d'adoption. Gilbert s'ennuyait-il dans l'au-delà, coupé des mots, voulait-il prolonger l'acte d'écrire en me tenant la main?... Mon esprit cartésien résiste. Il m'a peut-être simplement autorisée à reprendre l'écriture que j'avais abandonnée à 17 ans, sous l'effet d'une phrase critique de mon professeur préféré. Cette pile rouge serait-elle enfin le symbole de ma légitimité dont la quête remonte, peut-être bien, encore plus loin?...