Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 2.
La langue est camouflage. "Limite" ne veut pas dire "cancer". Si je ne l'avais pas tuée, Véronique s'accrocherait à ces pauvres syllabes. Nous serions trapézistes, lancés dans des acrobaties verbales et des sauts périlleux. Mes cent-vingt-cinq kilos sur un trapèze.
Hôpital du jour. J'entre à huit heures. On m'installe dans la chambre ; je lis. Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n'avait l'air que d'un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l'averse, une de ces demeures où chaque salon a l'air d'un cabinet de verdure et où, sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l'une, les oiseaux des arbres dans l'autre, vous ont rejoint et vous tiennent compagnie... Le médecin s'approche, flanqué d'un interne et d'une infirmière.
Ėtait-il nécessaire de tuer Véronique ?
Au même moment, un cancéreux qui s'ignorait encore, pour quelques jours, déplorait de ne pas être coureur cycliste. Si Philibert Tique avait escaladé le Galibier, il l'avait fait en vingt-deux stations, contraint à quatre arrêts avant même le Plan Lachat que les spécialistes désignent comme le véritable début du col. Chaque fois qu'il posait pied à terre, les poumons incendiés, muscles tétanisés, ses illusions papillonnaient, avant de fondre dans le ravin ou de s'enfouir dans les congères du bord de la route, insectes moribonds que son cerveau en manque d'oxygène métamorphosait en cercles noirs, zéros accusateurs. Il lui fallait s'extraire de la liste des champions, même les plus misérables, ceux qui se contentent de la lanterne rouge. Sur les hauteurs du col, dans les vomissements du grimpeur dérisoire, s'ouvrait une carrière de pâle intellectuel. Combien d'universitaires comme Philibert Tique ne sont que des athlètes déçus, des danseuses trop pesantes, des acteurs sans talents... (...)