Le blog de Flora

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 32.

29 Septembre 2010, 09:36am

Publié par Flora

Hier, à la Sorbonne, j'ai participé à un jury de soutenance de thèse. J'ai failli m'endormir au milieu de mon discours. Le sujet s'y prêtait : "Les évolutions temporelles chez Claude Simon". Rien à voir avec Proust. Je n'avais aucune raison de me trouver là. Je n'y étais peut-être pas.

   Résultats de l'IRM : pas de tumeur ; une hernie discale. J'ai honte de cette banalité! On préférait à Bergotte, dont les plus phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds, simplement parce qu'ils écrivaient moins bien.

   Un excès de gaufres m'a rendu malade toute la nuit. En punition, je me suis levé à six heures. Presque nu, en pyjama dans le vent glacé, j'ai lu le code pénal sur la tombe de Véronique, au pied du cerisier. L'article qui concerne l'homicide volontaire. Je me serais bien enterré à côté de ma fille mais je suis tellement gros qu'il faudrait soulever des tonnes de terre, des racines, des pierres... Au-dessus de mes forces.

 

Les horloges gothiques datent du XIVe siècle. Elles ne possèdent qu'une aiguille, n'ont pas de cadran. Leur mécanisme est apparent. On ne commença à dissimuler les engrenages qu'après avoir compris le rôle néfaste de la poussière grippant le fonctionnement.

 

   Huit heures cinq. Je n'ai pas vomi depuis une demi-heure.

   Laon s'effrite. La cathédrale donne le ton. Après huit siècle de veille, un premier boeuf détache sa carapace minérale, des dizaines de mètres plus bas, sur le pavé moussu, éloigne son pas traînant vers une pâture grasse, une étable accueillante. Une gargouille s'érode, s'envole en grains coupants, déséquilibrant la tour Saint-Paul qui se met à pencher, insensiblement puis de plus en plus nettement, ballottant les colonnettes de la claire-voie...

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 31.

20 Septembre 2010, 11:25am

Publié par Flora

   Longtemps, je me suis demandé pourquoi Véronique ne peuplait pas ses maisons de poupées. Craignait-elle de se voir répliquée en petite chose fragile? Refusait-elle de nous figer à une époque donnée ou de changer régulièrement les doublures afin qu'elles s'adaptent à nos vêtements nouveaux et surtout à nos rides? Attendait-elle de percer les secrets des indiens Jivaros pour me réduire au format requis? Dans un cauchemar qui me fait regretter de parvenir parfois à m'endormir, j'imagine mon épouse traçant les plans de l'oeuvre ultime, un petit hôpital, avec ses infirmières, ses médecins, ses aides-soignantes et ses patients. Grabataire de plastique, j'agonise dans une chambre minuscule.

   Un hématome orne mon bras gauche. Au moment de planter l'aiguille qui diffuse le liquide destiné à me rendre plus lisible qu'un nouveau roman, l'infirmier a refusé d'admettre que les veines du bras droit convenaient mieux. Faute d'être peint en bleu des pieds jusqu'à la tête, j'exhibe cinquante centimètres carrés, au moins, d'un violet menaçant, modeste contribution au développement de l'art abstrait.

   Pour mon anniversaire, Ariane m'a offert une belle gourde métallique remplie à la source miraculeuse de Lourdes et s'est livrée à une démonstration, m'aspergeant d'eau bénite pour chasser le diable, tuer la migraine ou le cancer. Malheureusement, elle a lâché le goupillon. La bosse s'ajoute aux névralgies.

    Edouard refait surface. pas un mot de sa disparition mais je me demande s'il n'a pas appris de quel mal je souffre. Parlant d'une ancienne collègue dont il a appris le décès, il bredouille longuement avant de lâcher qu'elle est morte d'une "longue maladie". Je me souviens d'une époque où il se moquait des formules hypocrites. Mais Peter Pan, comme il aime se surnommer, en raison de son refus de vieillir, redoute la maladie, ne supporte pas qu'on en parle devant lui. A peine l'expression lâchée, il change de sujet et se lance dans un long discours sur l'uchronie, cette réécriture de l'histoire dont la science-fiction a fait un de ses thèmes : un monde où Brutus n'a pas tué César, où les Allemands ont gagné la seconde guerre mondiale, où Walt Disney n'a pas perverti le goût des enfants, un monde où Véronique a survécu. Dans cette frénésie d'Edouard à remanier le passé, je soupçonne une répugnance à parler de l'avenir, du myélome, de la mort. Cancer sournois de la conversation... 

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 30.

9 Septembre 2010, 11:01am

Publié par Flora

  Je me laisse enfermer dans la machine à résonance, un cylindre étroit, fermé à une extrémité, où l'on entre tête la première et dont seuls les pieds dépassent. Je me résigne au bruit assourdissant, à l'étouffement, le poing crispé sur la poire ridicule qui permet au patient d'appeler du secours s'il ne se sent pas bien. J'imagine que l'hôpital prend feu. Médecins et infirmières s'enfuient, me laissant dans mon tube. Je sonne en vain. Je tente de ramper vers la sortie mais l'espace est trop réduit pour mon corps d'obèse. Les flammes viennent lécher mes plantes de pied. Dans leurs bus à l'arrêt, les chauffeurs boivent, mangent, rient, bavardent.

   Je quitte l'hôpital sans avoir obtenu les résultats. Il paraît que le radiologue a été appelé en urgence pendant que je me rhabillais. Personne d'autre n'est en mesure d'analyser les clichés de ma colonne. Je patienterai jusqu'à la semaine prochaine, tellement vieilli qu'Ariane pourra me vendre, momie bêtement moisie, privée de l'enthousiasme des débuts du cancer, quand j'avais hâte d'entrer dans le vif du sujet.

*

   Le sommeil a toujours été, pour Philibert Tique, un graal inaccessible. Après des tâtonnements multiples, des ordonnances pour des somnifères qu'il n'avait jamais pris, craignant la dépendance, les médecins avaient conclu à un phénomène naturel. Comme une fraction infime de l'humanité dont Napoléon et quelques célébrités, leur patient ne souffrait d'aucune maladie ; son horloge biologique ne nécessitait que deux ou trois heures de sommeil. Le scepticisme de Philibert était total. S'il n'avait pas besoin de dormir, pourquoi se sentait-il fatigué dans la journée après ses nuits d'insomnie ?

   Faute de pouvoir compter sur la médecine, il développa des tactiques personnelles. Compter les moutons l'amusa quelques temps. Mais il trouva bientôt des calculs plus personnels. En souvenir de son enfance où le sommeil ne se refusait pas, il déclinait les titres majeurs de Louis Armstrong, de Bugle Call Rag à Panama. Comme cela ne suffisait jamais, il égrénait les noms des cosmonautes et astronautes ayant précédé dans l'espace le héros suprême, Neil Armstrong. En désespoir de cause, il enchaînait les vainqueurs du Tour de France, depuis Henri Garcin en 1903. Le cancer, et surtout la cortisone qui accompagnait les chimiothérapies, aggravèrent les insomnies. Il faisait semblant d'en tirer un plaisir. Au lieu de s'endormir sur 1924, Bottechia ou 1947, Robic, il prolongeait la liste jusqu'au nom favori : 1999, Armstrong.

 

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 29.

23 Août 2010, 15:56pm

Publié par Flora

   Deuxième étape de ma vaccination contre l'hépatite B. Quand la machine de La colonie pénitentiaire se détraque, elle n'écrit plus, elle pique. Le corps reste plaqué aux aiguilles ; il vomit du sang.

   Véronique, qui a retrouvé la parole et réparé la maquette, comme le plombier a colmaté la fuite et le peintre remis à neuf le plafond, me qualifie de "mythomane demi-solde, geigneur d'apocalypses miniatures". Je n'ai pas rêvé  ce myélome. Quand il évoluera, les autres seront contraints d'y croire.


   Clepsydres et sabliers présentent le même défaut : ne pas indiquer une heure mais un écoulement du temps. Ils supposent de connaître à quel moment précis débute le glissement du sable, l'écoulement de l'eau.Pour le déterminer, il faudrait disposer d'un autre instrument de mesure. Cercle vicieux.


   Quand elle lira ce texte, après mon enterrement, Ariane le trouvera sinistre. "Tu restes le nez dans tes bouquins. Tu ne sors jamais. Tu ne t'amuses pas. Si tu te convertissais, tu serais plus gai." J'ai lu Dostoïevski, Pascal, Claudel et Bernanos, littérateurs estampillés "chrétiens". Je n'ai pas l'impression qu'ils se tenaient les côtes. Sans doute consommaient-ils moins d'euphorisants qu'Ariane.

   Je me gave de tripes, de tête de veau. Je commande à mon boucher de la vache folle. Il me regarde avec des yeux bovins. A l'heure du dîner, les restaurants étaient pleins ; et si passant dans la rue je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec  quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : "On ne dirait pas que c'est la guerre ici."

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oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 28.

11 Août 2010, 10:45am

Publié par Flora

VI

A l'annonce de l'office au-dessus de ses outils théâtraux, le cadavre tient un rite précis pour une nouvelle vie et suit comme la plus haute tradition les différentes phases de la décomposition.

Hubert Haddad, Les larmes d'Héraclite

 

   Entre Philibert Tique et Edouard Prêtre, de longs mois avaient coulé avant qu'il puisse être question d'une amitié. Tout avaient commencé par quelques conversations à la Sorbonne, avant ou après les cours. Puis l'habitude se prit de prolonger le plaisir de la parole à l'extérieur de l'université, devant une tasse de café. Un monologue plus qu'un dialogue mais Philibert n'en souffrait pas. A cette époque, peu lointaine à vrai dire, six ans, l'ego d'Edouard ne le poussait pas  encore à détailler chaque succès  -  véridique ou imaginaire  -  de sa vie d'enseignant, les regards admirateurs voire lascifs des belles étudiantes, la confusion qu'elles faisaient sur son âge. L'essentiel de son discours portait sur ses recherches, ce voyage temporel dont il était, à l'en croire, le meilleur spécialiste en Europe. Obsédé depuis toujours par le temps, bien décidé à écrire sur le sujet l'ouvrage définitif, Philibert écoutait.

   Plus tard, l'idée leur vint de coordonner leurs travaux. Le temps sous toutes ses facettes. La scientifique, la technique, la philosophique, revenaient à Philibert, incollable aussi bien sur les conceptions de Bergson ou Saint Augustin que sur l'histoire de l'horlogerie où la relativité générale qui remettait en question l'écoulement traditionnel du temps. Edouard se chargerait de la facette imaginaire, à l'exception bien sûr de la question de la mémoire ; le spécialiste de Proust n'allait pas céder sur ce point et son ami  -  car ils se considéraient désormais comme tels  -  ne lui aurait pas disputé ce domaine, ne s'intéressant qu'au fantastique et à la science-fiction.

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 27.

30 Juin 2010, 15:30pm

Publié par Flora

   Séverine m'accompagne chez le médecin. Une heure d'attente pour de simples ordonnances : avant l'IRM, il faut que je fasse une prise de sang. Il faut aussi que j'achète le produit à injecter dans mes veines, ce jour-là, pour que mon corps devienne lisible et les médicaments à avaler la semaine précédente pour prévenir une allergie. Que de précautions pour un examen réputé sans danger !

   Une heure d'attente pour deux bouts de papier. Le cancérologue aurait pu les joindre à sa dernière lettre mais il veut faire vivre le généraliste. Entre une vieille arthritique et un gamin enrhumé dont la mère mouche le nez toutes les trente secondes, Marcel passe et trébuche sur le pavé de l'hôtel de Guermantes. Cette idée  de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort...

   Radios des jambes. A la recherche du trou dans l'os... L'atmosphère est glacée malgré un petit chauffage électrique. Idéal pour les maux de tête.

Variantes du cadran solaire, des méridiennes longues de plusieurs dizaines de mètres sont tracées sur le sol de quelques églises d'Italie, à Florence, Milan, Bologne ou Rome. Au-dessus, la coupole est percée d'un trou. La lumière s'y introduit et va frapper un point de la méridienne, indiquant l'heure.

   Onze novembre. Les poilus ont gagné. Un million quatre cent mille tués contre un million huit cent mille pour l'Allemagne. Je me laisse pousser la barbe, par pur patriotisme... 

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 26.

11 Juin 2010, 09:46am

Publié par Flora

   Armstrong 2 touchait à sa fin. Des cellules folles, déjà, étaient à l'oeuvre dans la moelle de Philibert Tique. Il l'ignorait mais ses maux de tête n'allaient pas tarder  à le conduire chez le médecin. Une prise de sang serait prescrite. Ironie du destin, il s'avérerait que les névralgies n'avaient rien à voir avec le cancer. Seul ce dernier intéressait désormais les médecins, reléguant les migraines, jugées psychologiques, au rang d'appendice sans intérêt. Cette attitude provoquait la fureur du patient qui, ne souffrant d'aucune douleur consécutive au myélome, s'étonnait que presque personne ne soigne le seul point de son corps qui l'empêchait de vivre.

   Pour Séverine, les maux de tête de son mari avaient une cause : Véronique. Il y avait deux ans que la rupture était consommée. L'annonce s'était faite en trois temps. Un dimanche, après le déjeuner familial, la jeune fille, qui préparait un diplôme d'ingénieur agronome, avait annoncé sa rencontre avec le grand amour. Ses parents s'étaient réjouis, tout en s'étonnant que leur fille répugne à en dire plus sur l'identité de l'élu et sur le lieu de la future résidence commune. Deux semaines plus tard, alors que les supputations allaient bon train, un coup de téléphone très bref  apporta la moitié de la réponse. Véronique partait vivre en Turquie, en Cappadoce plus précisément. Elle y cultiverait la terre et élèverait des moutons. Séverine fondit en larmes ; elle imaginait Véronique, trimant comme une esclave, le sort de bien des femmes en Anatolie. Philibert Tique démonta ce cliché et tenta de rassurer son épouse. Il parla d'Atatürk qui avait donné le droit de vote aux Turques vingt ans avant que le général de Gaulle ne le fasse pour les Françaises. Tout en déplorant que sa fille ne prenne pas le temps d'achever ses études, il proposait de voir le bon côté des choses : ils allaient visiter la Turquie, un pays fondé sur une riche superposition des cultures. Le second coup de téléphone, une semaine plus tard, le plongea à son tour dans l'océan des préjugés. Le coup de foudre qui exilait Véronique en Asie avait pour origine une femme.

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 25.

2 Juin 2010, 18:59pm

Publié par Flora

   L'idée m'est venue d'acheter une petite souris mécanique et de la lâcher dans la maison sans poupées, afin de générer du mouvement. Au point de désarroi où j'en étais, je me serais volontiers rendu acquéreur d'une colonie de termites. Se seraient-ils contentés des maquettes ? Un accès de prudence m'a suggéré un geste simple. Dans le couloir miniature, à l'endroit précis où l'eau coule du plafond réel, j'ai percé un trou et disposé des gravats miniatures sur le sol. Pour faire bonne mesure, j'ai répandu de l'eau dans le couloir. Le bois gondole.

   Ce n'est qu'après coup que j'ai réalisé le caractère morbide de cette action. Je me suis enfermé dans mon bureau, pour être absent lorsque ma femme découvrirait le sacrilège. J'attendais des cris, des larmes, une porte qui claque. Rien n'est venu que du silence. Une drôle de guerre : Séverine ne vitupère pas, ne me prive pas de nourriture ou de caresses. Ses reproches sont muets ; le flou du désespoir dans son regard.

   Une rechute de sa maladie contraint Marcel à quitter Paris. La guerre est achevée depuis plusieurs années lorsqu'il fait son retour, invité à une soirée chez le Prince de Guermantes. Il y découvre un monde bouleversé. Des êtres qu'il a connus jeunes et brillants sont des vieillards. Monsieur de Charlus a sombré un peu plus dans la déchéance. Des bourgeois sans finesse se sont introduits dans le cercle aristocratique.  La princesse de Guermantes en effet était morte et c'est l'ex-madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée. (...) Mme Verdurin était Princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût Princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant "la duchesse de Duras", comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Odette est la maîtresse du vieux duc et Rachel, que tous méprisaient, une actrice célèbre accueillie à bras ouverts dans les salons.

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 24.

24 Mai 2010, 09:34am

Publié par Flora

   Edouard devait passer hier soir. Nous l'attendons encore. Estelle a dû le retenir. Pour qu'il oublie le coup de téléphone quotidien, il faut qu'il file le parfait amour ou qu'un nouvel accès de dépression s'abatte sur lui. J'étais à l'origine de la crise précédente. Un de ses plaisirs consiste à me faire passer pour son père, en dépit des onze ans qui nous séparent. Lorsque le libraire de la place de la Sorbonne a lâché ingénument "Je vous aurais donné le même âge !", Edouard est sorti de la boutique sans un mot, blanc et décomposé, s'est engouffré dans le métro sans un au revoir. Quinze journées dans le noir et de fortes doses d'antidépresseurs ont ponctué cet épisode.


C'est vers la fin du Moyen-Âge qu'apparurent les horloges à automates. La plus ancienne orne la cathédrale d'Exeter et date de 1284. Elle a deux ans de plus que celle de la cathédrale Saint-Paul à Londres, huit ans de plus que celle de la cathédrale de Canterbury. En France, la première horloge à automate orne la cathédrale de Sens, en 1292. Puis viennent Beauvais, Nevers.

 

   La guerre est déclenchée. C'est du moins ce que je lis sur le visage de Séverine. Je n'ai pas fait preuve de finesse, je suis prêt à l'avouer. Il en allait de ma survie. A force de voir notre maison laonnoise sur un guéridon de la salle à manger, vide de tout habitant, le sentiment m'est venu que la maquette avait été construite afin qu'un agent immobilier s'en empare à ma mort, argument de vente original et fuite de mon épouse loin du cimetière où je vais me dissoudre. J'ai surtout compris qu'en réduisant notre existence à des murs de bois, Séverine, au-delà de son désir de maîtriser la réalité, faisait éloge d l'immobile,de la matière. La vie, pour elle, n'était que superflu. Le temps était banni. 

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Oeuvre de Gilbert * La Trilogie Armstrong (inédit et inachevé) 23.

10 Mai 2010, 11:23am

Publié par Flora

V.

Son rêve aurait été de franchir les limites de la durée, mais il ne savait pas comment s'y prendre.

Et le temps coulait sans discontinuer.  (Andreï Biely : Symphonie dramatique)

 

   Quand Spoutnik fut lancé, en 1957, Philibert Tique avait huit ans. Avec l'instituteur et toute sa classe, il s'émerveilla pour l'étrange pulsation tombée du ciel, ce "bip bip" signalant que, pour la première fois, l'humanité, représentée par une boule hérissée d'antennes, touchait au ciel. En 1961, nouvelle étape : Youri Gagarine, échappait à la pesanteur de la Terre. Les parents de Philibert, catholiques éperdus, voyaient dans ces exploits une sorte de sacrilège : des communistes athées qui osaient défier Dieu. Leur fils, dont l'adolescence débutait, se prit, par contre-pied, d'une passion pour l'astronautique soviétique. Sergueï Korolev, le constructeur de la fusée Sémiorka, les cosmonautes Nikolaïev, Popovitch, Bykovsky, Beliaïev rejoignaient dans son Panthéon des êtres de fiction, Tintin ou le capitaine Nemo. Lorsqu'il apprit que Valentina Terechkova, première femme de l'espace, serait reçue à Laon par la municipalité, il élabora des stratégies pour l'approcher, la toucher. Ne disposant d'aucun passe-droit, ses parents ne faisant pas partie des invités d'honneur, il en fut réduit à constater que ses coudes n'étaient pas assez pointues pour le propulser au premier rang parmi les élus qui serraient la main de l'héroïne russe, sur le trottoir, à la sortie de la mairie. Il se replia dans les journaux évoquant la course au cosmos, ajouta quelques images fortes à ses rêves, Alexeï Leonov, premier "piéton de l'espace" et Luna 9, première sonde posée en douceur sur la Lune, le 31 janvier 1966.

   Louis Armstrong n'était pas détrôné. A la musique des sphères célébrée par ses parents, aux sonorités informatiques des ingénieurs soviétiques, Philibert Tique préférait toujours les rythmes divins du jazz. Son désir le plus fou était de se retrouver en orbite autour de la Terre dans une capsule Vostok, un casque sur la tête pour écouter That lucky old sun ou Where the blues were born in New Orleans. D'ailleurs, s'il l'ignorait encore, sa période russe s'achevait. Le 23 avril 1967, le cosmonaute Vladimir Komarov se tuait en expérimentant le premier Soyouz. Comme son ami Steve King l'avait prédit, le premier homme sur la Lune serait américain. Dans la vie de Philibert, Louis Armstrong aurait un successeur. 

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