Oeuvre de Gilbert * Au générique (nouvelle, extrait et fin)
(...) Le sommeil le saisissait devant le petit écran mais, dans son rêve, l'histoire le poursuivait. Gérard pénétrait dans le hall, demandait à voir sa femme, faisait quelques pas dans le couloir puis hésitait, prenait peur et rebroussait chemin. Grégoire se souvenait de ce dos large qui s'éloignait, une scène tournée trois fois seulement. L'acteur quittait les lieu, un peu voûté. Lui restait. Rien de plus normal. Il était là avant les caméras, ne se contentait pas de passer, pour une séquence cinématographique.
Un soir, Grégoire se demanda pourquoi le nom de Depardieu, comédien fugitif dont on ne voyait que le dos, figurait en si grosses lettres au générique, une injustice criante pour l'acteur principal. Dès le lendemain matin, il confectionna, à même le mur blanc de sa chambre, un générique honnête. Les huit lettres de son prénom en occupaient le centre.
Une semaine plus tard, il modifia la ligne réservée au scénariste. Puisque c'était en le voyant que le fugace Gérard décidait de repartir, nul autre ne pouvait prétendre être l'auteur de l'intrigue. Il en était de même pour la réalisation. Grégoire s'en souvenait très bien, au moment de tourner la scène de l'hôpital, celle que les critiques décrivaient comme essentielle, il avait refusé la présence à ses côtés de Thimothée, cet imbécile qui aurait tout gâché. Le voyant se rouler par terre, menacer de priver le film de son jeu émouvant et subtil, le metteur en scène avait compris qui était le maître.
Le nouveau générique présentait l'avantage de résister aux détergents et aux coups de pinceau. Lorsqu'il était écrit au stylo, Thimothée essayait de l'effacer, chaque jour. Grégoire s'était montré plus intelligent, taillant dans le plâtre des lettres inamovibles. Le docteur Gros lui avait donné raison, remettant en place l'infirmier stupide, même si les mots choisis montraient un décalage étrange avec la réalité.
"Laissez-lui son générique! C'est un hôpital psychiatrique ici, pas une galerie d'art."
Un hôpital psychiatrique! Ces médecins ne comprenaient rien au cinéma.
in "Ennemis très chers" recueil de nouvelles, éd. Manuscrit 2001
illustrations: R. T. (flora)