Le blog de Flora

gilbert

Oeuvre de Gilbert * Au générique (nouvelle, extrait et fin)

27 Mai 2012, 12:48pm

Publié par Flora bis

 illo Au générique encre noire NEW(...) Le sommeil le saisissait devant le petit écran mais, dans son rêve, l'histoire le poursuivait. Gérard pénétrait dans le hall, demandait à voir sa femme, faisait quelques pas dans le couloir puis hésitait, prenait peur et rebroussait chemin. Grégoire se souvenait de ce dos large qui s'éloignait, une scène tournée trois fois seulement. L'acteur quittait les lieu, un peu voûté. Lui restait. Rien de plus normal. Il était là avant les caméras, ne se contentait pas de passer, pour une séquence cinématographique.

   Un soir, Grégoire se demanda pourquoi le nom de Depardieu, comédien fugitif dont on ne voyait que le dos, figurait en si grosses lettres au générique, une injustice criante pour l'acteur principal. Dès le lendemain matin, il confectionna, à même le mur blanc de sa chambre, un générique honnête. Les huit lettres de son prénom en occupaient le centre.

illo-Au-generique-couleurs_NEW.jpg     Une semaine plus tard, il modifia la ligne réservée au scénariste. Puisque c'était en le voyant que le fugace Gérard décidait de repartir, nul autre ne pouvait prétendre être l'auteur de l'intrigue. Il en était de même pour la réalisation. Grégoire s'en souvenait très bien, au moment de tourner la scène de l'hôpital, celle que les critiques décrivaient comme essentielle, il avait refusé la présence à ses côtés de Thimothée, cet imbécile qui aurait tout gâché. Le voyant se rouler par terre, menacer de priver le film de son jeu émouvant et subtil, le metteur en scène avait compris qui était le maître.

   Le nouveau générique présentait l'avantage de résister aux détergents et aux coups de pinceau. Lorsqu'il était écrit au stylo, Thimothée essayait de l'effacer, chaque jour. Grégoire s'était montré plus intelligent, taillant dans le plâtre des lettres inamovibles. Le docteur Gros lui avait donné raison, remettant en place l'infirmier stupide, même si les mots choisis montraient un décalage étrange avec la réalité.

   "Laissez-lui son générique! C'est un hôpital psychiatrique ici, pas une galerie d'art."

   Un hôpital psychiatrique! Ces médecins ne comprenaient rien au cinéma. 

 

in "Ennemis très chers"  recueil de nouvelles,  éd. Manuscrit  2001

illustrations: R. T. (flora)

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Calendriers

4 Avril 2012, 11:31am

Publié par Flora bis

Je ne vieillis jamais. C'est un principe, une décision irrévocable. A force de vieillir, on se résigne. On compte ses pilules, ses gélules, Petites tombes en viager on rétrécit ses pas, économise ses forces. On se retient de respirer, pour ne pas s'essouffler. On épargne ses émotions, pour que le coeur ne batte pas trop vite. On rétrécit, se momifie, on se fond en cadavre et rien n'est plus inesthétique qu'un cadavre. A vingt-cinq ans, j'ai pris ma décision: pas une année de plus. Je m'y suis tenu, grâce à mon Jules, mon guide, mon héros. Mon Jules... Pas Ladoumègue, Ferry, Grévy, Michelet, Moch, Massenet. Pas Deux, le pape guerrier. Pas Verne, son futur de machines où les hommes meurent encore. Mon Jules est le seul digne de ce prénom, César, Caius Julius, alea jacta est, veni vidi vici, tu quoque mi fili, de bello gallico.

   En 708 après la Fondation de Rome  -  46 avant Jicé  -  mon Jules invente l'année moderne: 365 jours avec un jour supplémentaire tous les quatre ans. Les Romains, éblouis par l'apparition de l'année bissextile, décident qu'un mois portera le prénom du génie, Julius, juillet. Je lui aurais volontiers attribué tout un trimestre. Né un 29 février, je fête mon anniversaire tous les quatre ans, je reste quatre fois plus jeune que la plupart de mes contemporains...

   De là vient ma passion pour les calendriers. Certains m'amusent. Je me récite les mois mayas, Pop, Uo, Zip, Zotz, Tzec, Xul, Yaxkin, Mol, Chen, Yax, Zac, Ceh, Mac, Kankin, Muan, Pax, Kayab, Cumhum. D'autres me désespèrent, creusent mon ulcère de l'estomac. Dans le calendrier juif, je suis né en 5707. Trois mille sept cent soixante ans de plus... Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. Passé l'instant d'angoisse, je me lance dans le jeu. Je me récite mes années de naissance: la troisième de la 681e olympiade, la 1361e après l'hégire, la 21e de l'ère Showa, la 2700e après la fondation de Rome...

   Mon enthousiasme accepte tout, les 385 jours de certaines années juives, les 354 jours de l'année musulmane, les 304 jours de l'année romaine, les 260 jours de l'année divinatoire aztèque. Nul en calcul mental, je me trompe souvent, j'attrape le tournis, le bénéfique étourdissement. Rien ne vaut le désordre pour abolir le temps. Impossible de s'y retrouver. Impossible de calculer son âge. Je ne suis pas très sûr d'être venu au monde. Et sans naissance, pas de mort...

nouvelle in "Petites tombes en viager" éditions Quorum  1998 

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Miniatures

16 Février 2012, 11:54am

Publié par Flora bis

-Miniatures--couv._NEW.jpg     LAMELLE

   Les banques de données américaines rendent accessible au monde entier l'étude d'un corps humain sous toutes ses coutures. Médecins, curieux et amateurs de sciences peuvent pénétrer dans chaque organe, l'étudier en trois dimensions, l'analyser. Pour obtenir ce résultat, un criminel mort en prison a été découpé en 1871 lamelles, de la tête vers les pieds.

   Je propose d'aller plus loin, de créer une société à but bien lucratif chargée de tronçonner toutes les célébrités puis de les vendre en tranches. A chaque spectateur de "Jurassic Park", l'ouvreuse proposerait un morceau du vrai Spielberg, sous cellophane. Le prix Goncourt se distinguerait, outre le traditionnel bandeau rouge, par une petite pochette où le lecteur trouverait un cheveu de l'écrivain, un ongle, un fragment de rétine. On pourrait déterrer les auteurs morts, les chanteurs, les actrices, les princesses de Galles, pour les mettre aux enchères.


   KIF-KIF

   Pour sa maîtrise en sciences du langage, Arnaud avait choisi un sujet très pointu: "La limite sémantique". L'expression était de lui et désignait "toutes les formulations qui, atteignant la limite d'un domaine précis, se retrouvaient équivalentes à une autre expression formant la marge du domaine voisin." Il parvenait à démontrer qu'un géant minuscule avait, à peu de choses près, la même taille qu'un très grand nain, qu'un débile peu profond pouvait atteindre l'intelligence d'un bachelier à peine moyen.

   Son travail s'arrêta le jour où il réalisa qu'un étudiant très spécialisé avait aussi peu de chances de trouver du travail à la sortie de l'université qu'un demandeur d'emploi sans aucune qualification.

Gilbert Millet: "Miniatures"  éd. Editinter  1999  



Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Le mépriseur (roman, extrait)

12 Janvier 2012, 17:07pm

Publié par Flora bis

Le-m-priseur.jpg (...) Pourquoi est-il si difficile de se lever? Pourquoi faut-il que le corps désobéisse aux volontés du coeur, aux ordres de l'esprit, au point de se raidir, d'adhérer au meuble dont il devient dès lors impossible de s'évader? Il a décidé de s'approcher, moment qu'il s'interdisait si longtemps, par sagesse, par pudeur aussi, ne le méritant pas, et voici que la douleur le cloue au fauteuil, marionnette grotesque dont les fils se seraient rompus ou le manipulateur absenté.

   Il a beau s'arc-bouté aux accoudoirs, bander les muscles de ses bras pour entraîner le tronc, libérer les jambes et leur permettre d'exercer un peu plus de force, la chair et les os se rebellent, ne sachant plus se plier, possédant déjà la froide fixité de la mort et il reste empêtré dans les coussins de plumes, pris aux filets de leur fallacieuse douceur.

   Il a choisi le gris, un des volumes qu'il connaît le mieux pour y avoir été contraint, de longues heures, en son enfance, et dont il n'a voulu retenir que les histoires les plus pittoresques: bambin que l'on menace de trancher, cités enflammées, statue de sel, multiplication des pains. Plus tard, beaucoup plus tard, une curiosité nouvelle l'a poussé vers ces quatre tomes et surtout vers les deux premiers, les plus foisonnants, ceux d'un patriarche dénudé devant son fils, un soir d'ivresse, de filles privées de mâles et soûlant leur père pour s'accoupler avec lui. Comment ne pas s'agenouiller devant tant de perversité?

   Il a choisi le gris et peu à peu l'apprivoise, essoufflé de tant d'efforts mais hypnotisé par les phrases que l'on a tracées à son intention tout au long de la muraille, comme sur la tombe d'un pharaon. Le bras se hisse vers la proie si haut perchée que le dos doit se redresser, à la limite de la rupture. (...)

 

in  Gilbert Millet "Le Mépriseur"  éditions Manya  1993

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Poste restante (nouvelle, extrait)

15 Décembre 2011, 12:25pm

Publié par Flora bis

Poste-restante.jpg (...) Les candidats à une mort violente ne manquaient pas: une fermière avait médit sur ses parents; un mari trompé avait accusé son père de jouer les amants; une camarade de classe avait obtenu de meilleures notes que lui grâce aux culottes "petit bateau" qui aguichaient l'instituteur. En les éliminant, il ferait oeuvre de salubrité publique et ne serait pas le seul à se réjouir: certains laisseraient en héritage une soupière de pièces d'or, une maison, une veuve appétissante. La disparition d'agriculteurs gourmands en subventions soulagerait le budget européen. La bouilloire vint interrompre ses réflexions. L'eau de son infusion  était prête.

   Il tendit la main vers le gaz puis suspendit son geste. La flamme le ramenait vingt ans plus tôt, un 5 juillet. La fumée s'élevait, parallèle au clocher. A cause d'elle, il avait cloué Marie Brennevent sur un autel. Les bigotes tenaces continuaient de fréquenter l'église. A chaque enterrement, on se bousculait, tandis qu'il attendait devant la porte. Pour ses parents, il n'y avait pas eu de service religieux. On les savait athées; on n'avait pas poussé l'audace jusqu'à en faire de bons cadavres bénis à coup de goupillon.

   Il éteignit le gaz. Deux images flottaient devant lui, la tombe dépourvue de croix de ses parents et la bombe incendiaire dans le cercueil de Joël Sureul. Elle exploserait au moment de l'absoute, dans l'église trop petite pour la foule des curieux. Pour guetter le grand bruit, il prit de la hauteur. La grille rouillée grinça sous la poussée. Le cimetière était désert. Le caveau des Montlieu, une construction massive, ornée d'angelots en jupettes moussues et d'une madone décapitée, déclencha son fou rire. Les prochains locataires des lieux gisaient dans la paille d'une de leurs granges. Notre-Dame de la Treille avait perdu deux paroissiens. (...)

Gilbert Millet: "Ennemis très chers" recueil de nouvelles, éditions Manuscrit,  2001

illustration: R.T. (alias Flora)  

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Pavés du Nord (roman, extrait)

6 Novembre 2011, 09:48am

Publié par Flora bis

gilbert.jpg (...)

-  Nom?

-  Mallarmé.

-  Comme le poète? 

-  Comme le poète.

-  La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres?

-  C'est ça...

Le gendarme avait des lettres! Stéphane n'en revenait pas. Au moment de formuler sa réponse, il s'était attendu au pire. Son nom lui réservait tant de déconvenues... Entendre le képi citer un vers faisait naître un espoir. Toutefois, l'instinct commandait la plus vive méfiance. Les plaisanteries pouvaient venir, le tabassage en règle... Tous les enfants vieillis ont de mauvais souvenirs de leurs récitations d'école, des mots absurdes à se caler dans la mémoire et la honte suprême de déclamer face à la classe sous les boulettes ou les lazzis. Rares sont les victimes qui trouvent l'occasion de passer à tabac un responsable de ces supplices.

-  Prénom?

-  Stéphane.

-  Là, vous vous fichez de moi.

Le ton était très sec. Il ne fallait pas compter sur ce gendarme pour faire exception à la règle. Par chance, l'instituteur eut la présence d'esprit d'en appeler à un arbitre.

-  Si vous ne me croyez pas, demandez à votre collègue, là-bas. Il me connaît.

Gilles Wiesniewski avait suivi tout le dialogue. Il se hâta de confirmer, avec ce grand sourire moqueur que Stéphane connaissait en milliers d'exemplaires.

-  A l'école, on l'appelait Désarmé. Qu'est-ce qu'on a pu se marrer...

Stéphane avait envie d'ajouter que le gros Wiesniewski faisait partie des plus sadiques, pressé de détourner la haine que sa bedaine suscitait. Il craignait de perdre un allié précieux. La liste des surnoms s'égrainait doucement. L'autre gendarme, celui qui tapait le rapport, appréciait cet humour:

- "Tu veux mon revolver..." C'est excellent!

Il se retourna vers Stéphane:

- "La chair est triste..." Avouez que je vous en ai bouché un coin. Vous, les enseignants, vous prenez chaque gendarme pour un crétin.

Le silence de Stéphane valait confirmation. Pourtant, il n'osait pas le briser. Des dénégations molles ou faussement enthousiastes seraient passées pour des injures. Quant à avouer ce qu'il pensait vraiment, qu'une pincée d'albatros, des violons sanglots longs, une campagne qui blanchit et l'inévitable mignonne qui va voir si la rose, ce service minimum de la poésie française n'empêchait pas une écrasante majorité de citoyens, et pas seulement les militaires, de prendre Breton pour un natif du Finistère et citer Cabrel, Gainsbourg comme des phénix en versification.

- Ma première femme était prof. Gentille mais suicidaire. Elle a fini par se jeter sous le train de onze heure douze. Le dernier qui passait à Wallain. C'est elle qui récitait toujours ce vers, de préférence au lit. Une vraie rengaine... Pensez si je le connais par coeur!

(...)

Gilbert Millet: "Pavés du Nord"  éditions Quorum 1997

 

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Le mépriseur (roman, extrait)

17 Septembre 2011, 12:32pm

Publié par Flora bis

Le-m-priseur.jpg (...) Il doit lutter contre le poids qui presse ses paupières, ne quitter la forme des yeux sous aucun prétexte et attendre l'instant qui la dévoilera pour ce qu'elle est, simple infirmière armée d'une seringue. Un liquide gras et brûlant s'instille dans son bras meurtri, remonte la veine vers l'épaule, la poitrine, pour se diffuser aux artères et déjà tout se brouille autour de lui, ondule et se défait. Le jaillissement de la lumière n'illumine pas le couloir blanchi où traîne un banal chariot de médicaments mais une grande silhouette, femme à demi-dévêtue, voiles éparpillés par la danse, parée de bijoux et couronnée de pierreries embrasées.

   Il serre le bras, ou tente de le faire, pour raviver la douleur et rappeler le bleu, moins cruel que ce monstre froid, Hérodiade au clair regard de diamant... Le geste est inutile et le décor se change insensiblement. Les murs se teintent d'ocre et de feu, se détaillent de traits noirs, d'arabesques et de volutes, abondent en degrés, pilastres, colonnes, qui se heurtent à angles droits.

   Sur la table de nuit, auprès du verre d'eau et plus indispensable que lui, le livre a gardé sa place, encartonné de gris. L'émeraude soulignée d'or appelle d'autres masses apaisantes, rouges, vertes, bleues, violettes, havane, grises. Il ne tient qu'à lui de voir le miracle se renouveler. Mais il préfère entraîner ses yeux vers le spectacle qui se joue sur sa droite.

   Un dernier voile est tombé, le plus transparent, interrompant la chorégraphie, figeant la marionnette sur une crainte. Il serait encore possible de détacher les fils qui la retiennent pour que le tableau un jour entraperçu s'affaisse sur le dallage gorgé d'eau de javel. Une seule sortie par semaine et revenir entre les pages, insouciant à deux doigts de la fin, filer l'illusion de l'immortalité.

   Ors et joyaux flamboient et la main aux lourds bracelets se lève vers l'horizon, non pour le désigner mais pour le chasser. L'effort est tardif, dérisoire. L'ardente figure aux longs cheveux bouclés vient de surgir à la fenêtre. Les murs ont repris leur froideur qu'ils ont teintée de pourpre, couleur qui rampe sur la femme, son bras, ses seins, son ventre, ses cuisses, sur toute sa peau nue qui s'embrase, crépite et qui nargue une tête coupée suspendue dans les airs. (...)

Le mépriseur, éd. Manya, 1993

Petit clin d'oeil à Michel Christofol et à son article à propos de Gustave Moreau (un peintre que Gilbert aimait beaucoup) http://0z.fr/e52OW

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Énigmes (nouvelle, extrait)

11 Juillet 2011, 15:56pm

Publié par Flora

Les morts se suivent..(...) dans sa vie, tout s'est toujours passé brutalement. Les impulsions majeures ont surgi sans qu'il puisse se les expliquer, sans même qu'il en ait envie. Au moment où il aurait pu se poser des questions, tout avait déjà basculé. Il a vingt et un an. Béatrice doit se marier le lendemain. On lui a déniché, à moins qu'elle n'y soit parvenue elle-même, l'unique descendant d'un moustachu poivre et sel, partenaire de golf du célèbre avocat qui lui sert toujours de père et dont les trajectoires amoureuses interceptent celles des servantes interchangeables avec un rythme moins soutenu qu'autrefois. Béatrice est ravie: Jean-Rodolphe est le plus charmant garçon du monde puisque toutes les demoiselles de ses amies ont vainement tenté de le lui arracher.

   Béatrice est ravie, sa mère l'est donc aussi, elle qui n'aspire qu'à vivre dans l'harmonie, quitte à fermer lesyeux au bon moment, ou à oublier de les rouvrir. L'adorable moustachu l'honore de ses meilleures plaisanteries et elle s'évertue à en rire. Comment ne serait-il pas spirituel cet homme qui a le bon goût de posséder la plus grosse société pharmaceutique du pays?

   Raymond Liénant est le seul à ne pas goûter la grandeur de l'instant mais cela ne chagrine personne. Il y a longtemps que l'on s'est habitué à ne plus lui prêter attention, précisément depuis le jour où, dédaignant la faculté de droit, il a commis le sacrilège de s'inscrire aux beaux-arts. Comme si la sculpture pouvait offrir une carrière respectable, comme si les jeunes filles bien élevées, et leurs familles, pouvaient s'intéresser à un brasseur d'argile, un égratigneur de marbre, aux cheveux trop longs, aux vêtements trop colorés.

   Le goût de la sculpture lui est d'ailleurs rapidement passé, le temps de comprendre que l'immobilité appartenait à l'oeuvre, pas à celui qui la façonnait. L'astronomie à laquelle il s'adonne maintenant s'avère, de ce point de vue, moins décevante. L'observateur peut s'y montrer aussi statique que son modèle céleste, aussi patient. Mais la patience n'est pas tout. Aussi, lorsque ses dons aspirent à se manifester dans des domaines plus changeants, il part à l'aventure, de rue en rue, en ces lieux grouillants où l'imprévu ne peut manquer de s'offrir.

in "Les morts se suivent et se ressemblent"  recueil de nouvelles  éd. Manya 1992

 

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Littéraire (début de la nouvelle)

17 Juin 2011, 12:10pm

Publié par Flora

"Jamais une erreur les mots ne mentent pas"

Paul Éluard

Les morts se suivent..  -  Tu imagines? Madame de Rénal sort de chez elle pour aller au cinéma, au supermarché ou chez le coiffeur et son regard tombe sur un panneau publicitaire: "Lotissement Rouge et Noir. Pavillons clef en main. Crédit personnalisé sur quinze ans. A partir de 899 francs par mois, sous réserve d'acceptation du dossier par La Môle Investissements. Pour tous renseignements, contacter l'agence Sorel, 8 route de Besançon." Non mais, tu imagines?

   Il n'imaginait pas vraiment, victime de l'irrésistible envie de dormir qui s'emparait de lui après l'amour. On l'avait pourtant prévenu: pas question de sommeiller. Si Martine Dumont, peu suspecte de nymphomanie, couchait avec la plupart de ses élèves, c'était par incapacité à suspendre son cours. Il lui fallait en permanence un auditeur et aucun homme ne résistait à ce régime plus de quelques semaines. Il se redressa sur un coude, aussi fourbu qu'après la seule partie de rugby de sa carrière, une partie qu'il avait achevée sur un brancard, piétiné dès la première mêlée.

-  Autre exemple: l'été dernier, j'ai visité Thèbes, la cité d'Oedipe, de Jocaste et du Sphinx. Pas la moindre trace de grandeur mythologique. Pas la moindre ruine grecque. Une bourgade triste, à l'architecture miteuse. J'ai passé la nuit dans une pension pompeusement baptisée "Antigone", entre l'hôtel "Socrate" et le restaurant "Zeus". Tu veux bien me gratter le dos? Tu es gentil! Crois-moi, si l'Antigone de Sophocle avait connu ce taudis, elle se serait crevé les yeux, comme son père, ou se serait enterrée vivante, pour ne pas voir ça.

   Lui gratter le dos! Un mois avant l'examen final, il ne risquait pas de refuser, évidemment. La malchance, comme d'habitude... Déjà, à l'école primaire, les punitions lui pleuvaient sur la tête et les coups de règle sur les doigts, alors qu'il n'osait pas ouvrir la bouche ou lever un sourcil. Cette fois encore, il suivait attentivement la leçon, notant chaque parole, prêt à tout apprendre par coeur. C'était pourtant sur lui qu'elle s'était abattue, à la fin de l'heure. Et il grattait avec constance, de bas en haut, de haut en bas, tâchant de ne pas succomber au flot anesthésiant dont elle l'abreuvait.(...)

in "Les morts se suivent et se ressemblent", éditions Manya, 1992 

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Final en rouge et blanc (extrait)

11 Mai 2011, 10:04am

Publié par Flora

Le narrateur de ce texte est le mari défunt de Viviane, remariée à Stanislas, principal de collège et l'exact contraire du défunt dont Viviane, devenue muette, cultive le souvenir en secret. Ce dernier finit par accomplir la vengeance libératrice...

(...) "Y a rugby, ce soir! La finale, tu te rends compte? Avec les rouges et blancs! Faudra me faire le grand jeu, hein: porte-jarretelles, dessous sexy. Ce qu'il y a de bien avec les muettes, c'est qu'elles sont toujours d'accord... On devrait opérer toutes les filles à la naissance. Un coup de bistouri dans les cordes vocales. Mais c'est pas le tout, le devoir m'appelle. Tout le monde n'a pas la chance d'être chômeur..."

   Le ton est devenu tranchant, signe qu'il faut décapsuler la bière, pencher le verre pour que la mousse ne monte pas trop haut. Le claquement du verre sur la table, le rot de contentement, indiquent que le départ est proche. Viviane lace les chaussures. Elle tend la veste, replace l'unique mèche de cheveux. Ses doigts en éventail chassent les pellicules sur les épaules.

   Aussitôt seule, elle se précipite dans la chambre, met ses bas, sa robe noirs. L'écharpe jaune attend, entre plafond et garde-robe. Quand les serrures de la valise claquent, Viviane sursaute, prise en faute, coupable. Elle a brûlé tout ce qui témoignait de notre passé, bradé les meubles et même l'alliance, donné les vêtements à des associations de charité. Reste l'écharpe jaune et un costume déchiré, taché de sang, qu'elle dispose sur le lit. 

   Encadré d'argent, bordé d'un crêpe noir, je sors de la valise, repoussant dans un tiroir de la commode le Stanislas en maillot rouge et blanc, ballon ovale sous le bras, caricature maigre du fonctionnaire obèse qui vient de s'en aller. Ma silhouette mince, interminable, mon regard malicieux, des images se réveillent, furtives, décomposées. Viviane s'observe dans la glace, tente de se retrouver. Elle fait pirouetter sa robe de deuil, agite l'écharpe autour de son visage.

   Derrière mon corbillard, la famille s'attriste en profusion de signes de croix. Un peu plus loin, quelques voisins, de vagues cousins parlent économie, réinsertion et exclusion. Je les écoute plus volontiers que le curé. Mon père a pris en main la cérémonie, glissant sournoisement l'office religieux avant le cimetière. Pour lui, le doute n'est pas permis: son fils, croyant de longue date, s'est écarté de la foi sous l'influence de faux amis et de mauvaises lectures. Viviane n'a pas bondi, pas protesté. Elle est déjà muette, résignée, déterminée à l'expiation. Seule exigence de sa part: le refus des couronnes dont je disais toujours que l'on devrait contraindre les futurs morts à les porter autour du cou. (...)

in Ennemis très chers , le Manuscrit  2001 

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>