Le blog de Flora

gilbert

Oeuvre de Gilbert * Miniatures

25 Janvier 2009, 16:54pm

Publié par Flora

AVARICE

Ils étaient  tellement avares qu'ils s'étaient procuré un enfant
au rabais, vingt centimètres et cinq cents grammes. L'incubateur, les progrès de la médecine, calamités modernes, donnèrent au rejeton une apparence que les médecins qualifiaient de normale et les parents de dispendieuse.
Le fil du temps n'arrangea pas les choses : Camille revenait cher en fournitures scolaires, vêtements, nouilles. Il lui arrivait même d'exiger des jouets. L'idée vint à sa mère, immédiatement suivie du père, de l'échanger contre un bambin de Somalie, malingre, habitué aux nourritures réduites, aimant se promener à demi nu et dispensé d'école.
Malheureusement, billets d'avion, démarches administratives, une adoption de meurt-la-faim coûtait une fortune. Les parents renoncèrent. Enfermée dans la cave, Camille mourut à petit feu, une agonie gratuite.


CORRESPONDANCE

Voltaire, Flaubert, Madame de Sévigné, Georges Sand, Stendhal, lire la correspondance des grands auteurs c'est s'informer sur leur époque, leur personnalité. Que laisseront les littérateurs du vingt et unième siècle? Des rangées de chiffres, les relevés de leurs appels téléphoniques.


DALAÏ-LAMA

Le seul lama qui ne crache pas quand il est mécontent.

extraits de  Miniatures  Editinter, 1999    illustration : R.T.

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Oeuvre de Gilbert * "Le cadavre de Staré Mesto"

18 Janvier 2009, 10:25am

Publié par Flora

 [...] Il ne reviendra jamais, parti avec des souvenirs qui ne sont pas les siens, parti avec Frieda qu'il ne m'a pas rendue. J'ai déchiré le dessin de l'escrimeur, avant d'errer le long de la Vltava. Ces nuits-là, malgré le couvre-feu en vigueur depuis l'irruption des chars soviétiques, je guettais devant un bâtiment invisible. La rue longe un parc touffu. Dans l'air une odeur moite, comme les étreintes que j'imagine au-delà de ces murs. Frieda et Franz. Cet oeil de boeuf dans la toiture... Une vitre est moins opaque, moins sombre que les autres. Je crois entrevoir un visage. Quel jour était-ce ? Le 31 août ? Le premier septembre ? Le 2. Le 3. Dix fois, vingt fois, je suis allé raser les grilles. J'avançais lentement, guettant l'espace entre deux hêtres. Seuls des lambeaux de la façade résistaient au camouflage des feuilles. Moi qui aimais les arbres, je me prenais à haïr tant de verdure. Aucune personne sensée n'oserait proférer une telle affirmation mais je le dis bien haut : la lettre est née de cette haine. Pouvais-je deviner que Frieda sauterait par la fenêtre du commissariat ? Cinquième étage. Staré Mesto. Le corps qui se disloque. Un cadavre de plus dans cette copie de Prague.
   Ne me retire pas mon poste, Altesse. Puisque j'ai si longtemps vécu pour toi, laisse-moi  maintenant mourir aussi pour toi ! Ne laisse pas murer le tombeau auquel j'aspire
.
   Les pastilles blanches refusent de grandir. Au milieu du pont Charles, je me suis arrêté. Une anecdote venait d'envahir mon esprit. Pour rendre plus solide le mortier nécessaire à la construction du pont, les maçons souhaitaient y inclure du jaune d'oeuf. On fit venir de la campagne des chariots d'oeufs. Craignant qu'ils ne cassent pendant le voyage, les paysans envoyèrent des oeufs durs ! Je viens de comprendre soudain. Kafka n'est pas avec Frieda. Il n'existait que pour me détourner de mon obsession. Gardien de mon tombeau, il devait m'empêcher d'errer pour l'éternité dans cette ville absurde. Comment pourrais-je désormais revenir en arrière ?
   Certains croient aux vampires. Libre à eux de se rassurer. Survivre est une imposture. Seul est doux le néant. 

fin de la nouvelle, publiée en 2006 (posthume) dans le N° 20 de la revue Hauteurs.

C'est un des plus beaux textes de Gilbert (je reviendrai à d'autres extraits), reflet de son amour de Kafka, de Prague et ses fantômes... 

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Oeuvre de Gilbert * "Coupeur de têtes"

10 Janvier 2009, 10:38am

Publié par Flora

   [...] Si seulement il avait pu choisir les ouvrages sur lesquels travailler... Mais on lui demandait de réduire, jamais de faire preuve d'esprit d'initiative et ses désirs restaient inassouvis, comme ce projet grandiose de concentrer le monument symbole des oeuvres interminables, la sources de bâillements par excellence : A la recherche du temps perdu. En éliminant les phrases embrouillées et les considérations filandreuses qui détournaient le public, les cent pages seraient aisément atteintes. Et même... Si on le laissait faire, cinquante pages suffiraient, quarante. Pourquoi pas dix ? Dix pages bien rédigées, à rendre enfin digeste l'insupportable madeleine.

   Le rêve éteint, Angel revint à la réalité : la toilette de Colin, gai laboureur de la serviette éponge. Il fallait terminer avant que le sourire d'Alise ne se transforme en gloussement sauvage qu'on ne pourrait éteindre qu'en l'égorgeant, en la décapitant, pour lui montrer ce que valait un vrai coupeur de têtes. Il laisserait les nénuphars et les souris parlantes. Tant pis pour l'éditeur ! S'il n'avait pas l'intelligence d'aller au bout de sa démarche et préférait la faillite, c'était son droit. Après tout, un homme sensé aurait depuis longtemps abandonné les livres pour le cinéma, le minitel* ou la télévision.

      "Colin termine sa toilét."

   Même pour une phrase simple, les questions restaient en suspens. Pourquoi laisser le "e" muet à la fin du verbe ? Parce que si on l'enlevait, "termin" se prononcerait comme "Colin" ou "Colin" comme "colline", sans oublier le bain et la poitrine... Il n'y arriverait jamais, d'autant plus que la suite du texte se montrait d'une débilité parfaite : 

      " Colin reposait le peigne et, s'armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard."

   Devant des phrases aussi ineptes, la censure devenait une exigence morale, une bouée de sauvetage. Il allait couper, évidemment, toujours couper, rétablir un peu d'ordre dans ces extravagances, mais cela ne suffirait pas. Se tailler les paupières en biseau... Où pouvait-on trouver de telles idées ? Angel se leva, écoeuré. Il avait cru atteindre le sommet de la difficulté en travaillant sur Eugénie Grandet. Une fois enlevées les inutiles descriptions, ne restait plus assez de texte. Il avait fallu rajouter ici ou là quelques épisodes amusants, donner à la grande Nanon un amant volcanique, à Eugénie deux frères, un amateur de vin et un trousseur de jupons. La règle des cent pages était un non-sens. Certaines oeuvres se résumaient à dix ou quinze lignes et l'Ecume des jours, à une seule : 

      "Colin tombe amoureux de Chloé et se désespère après sa mort."

   Ou plutôt:

      "Colin tomb amoure de Chloé et se déséspér apré sa mor."  [...]

 


* Le texte date du début des années 1990
Extrait de la nouvelle "Coupeur de têtes" in Petites tombes en viager  éditions Quorum 1998
    

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Oeuvre de Gilbert * "Pavés du Nord" (extrait)

3 Janvier 2009, 21:35pm

Publié par Flora

  [...] Dès qu'elle se lève, le visage se dessine dans l'embrasure de la loge, une face inquiète sur des épaules tombantes, des cheveux mal coiffés, des poches sous les yeux, des rides que l'on devine précoces. La nouvelle venue manque de prestance pour un fantôme ; on la sent trop mortelle, une simple femme qui n'ose pas franchir le seuil. Un détail frappe l'observateur lucide qui sait être Coron*, un point commun entre le spectre et cette femme déchue : la détresse du regard.

   Un pâle rayon la guide, lampe modeste, moins agressive que les torches des adolescents. La dame doit tenir à ses mollets. La main qui ne dispense aucune lumière soulève un grand panier. Coron y reconnaît les boîtes qui nourrissent. Il sent même la chair fraîche. Du jambon, plusieurs tranches. dans le fauteuil, le balancement se fait plus fou. Le texte s'égare et se délite. La jeune fille ne produit plus que des sons désarticulés, une mélopée tragique, victoire finale que le courant d'air porte jusqu'à l'entrée de la tranchée. Raymonde a quitté les cerises de ses doubles-rideaux. Malgré la fenêtre ouverte, il n'y a rien à voir. Le chat viendra par le chemin de son choix. Sa maîtresse indulgente lui ouvrira les bras.

   Le panier est posé à l'entrée de la loge. De quoi nourrir deux ou trois tigres. Sa mission accomplie, la femme s'est retirée, comme si franchir le seuil équivalait pour elle à violer un caveau. La lumière s'estompe. Coron la suit de loin, sans un regard pour le fantôme qui tremblote dans son fauteuil, qui ne produit plus le moindre bruit.

*

   Trois ans déjà que tout Sesoing bruisse d'une rumeur : le vieux théâtre est un endroit maudit, hanté par une Dame Blanche. On donne même le nom de cet esprit du mal : Blandine Renoux. Tout le monde a vu le phénomène ou connaît un voisin, le beau-frère d'un cousin, capable de témoigner de la capacité du spectre à traverser les murs, apparaître, disparaître, fantôme du Palais Baigu, plus vrai que chez Gaston Leroux. Des exactions diverses sont imputées à cette Dame : une brique du théâtre tombée sur le pied du facteur, un sort jeté à un chasseur, aussitôt abattu par un collègue parkinsonien. Demain, les morsures du fils Rossi relanceront la polémique. Tout le village saura que le fantôme n'agit plus seul, qu'un diabolique chat noir l'escorte.
   Lorsqu'il passe à Sesoing, le curé vitupère contre de telles sornettes. Sa profession lui interdit d'y croire. Le voudrait-il qu'il ne le pourrait pas. Une vierge innocente donnant naissance à un enfant dont le père n'est pas son mari, un Dieu unique en trois morceaux, de l'eau changée en vin, du vin en sang, le sang utilisé comme détergeant pour purifier les âmes, tant de miracles occupent sa crédulité qu'il ne reste pas de place pour les fantômes.
   Stéphane, lui aussi, se montre réticent. Pour un autre motif. Le nom de Dame Blanche est associé dans son esprit au grand Fausto Coppi. Le campionissimo était marié. On remarqua pourtant dans son sillage, en haut des cols, sur les lignes d'arrivée, une beauté vêtue de blanc qui n'était pas sa femme. Couple adultère, abandon de famille, les catholiques, adorateurs de Bartali, Gino le pieux, crièrent au scandale. La Dame Blanche et son enfant durent s'exiler.
[...]

*un chat

Pavés du Nord, roman, éditions Quorum, 1997
    

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Oeuvre de Gilbert * Miniatures

16 Décembre 2008, 17:35pm

Publié par Flora

                                                            IKEBANA

  Son retour à Nantes, après une carrière achevée à Tokyo au bénéfice d'une grande banque française, avait correspondu avec un engouement pour l'art floral. Sa retraite s'en trouva égayée.

  Chaque semaine, les femmes du quartier se réunissaient autour d'elle. Elle leur enseignait l'ikebana, une manière esthétique d'équilibrer les bouquets.
  Puis la mode passa. Elle vieillit seule, recroquevillée sur son jardin et sur les fleurs plus rares qu'elle se faisait livrer. Les voisines oubliaient de lui rendre visite. Quand on s'étonna de ne plus voir le fleuriste frapper à sa porte, elle était morte depuis deux mois. Tout autour du cadavre, les fleurs avaient séché.



LAMENTATION

 

  Il n'y a plus de saisons, plus de respect pour les anciens, de vierges, de vraies chansons françaises, de bonne viande de boeuf, de cyclistes courageux, des Robic, des Bobet. Il n'y a plus de civisme, plus de conscience professionnelle, d'honnêteté, de maisons closes, de service militaire, de fidélité conjugale, d'amour de la patrie, de jupes plissées, de religieuses à cornette, de Belphégor et de Thierry la Fronde, de Zitrone, Mariano, Tino Rossi, Cloclo.
  Il n'y a plus de soupière. Lassée des lamentations de son mari, Yvonne vient de la fracasser sur le crâne grincheux.

VOILE

 

Plutôt que de le porter, elle préféra les mettre.


Gilbert Millet : Miniatures   éd. Editinter  1999   ill. R. T.

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Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 5 et fin

10 Décembre 2008, 10:56am

Publié par Flora

    Après les petits gâteaux, il est parti, penaud. Tout le temps du goûter, je m'étais confondu en excuses hypocrites. J'étudiais la raie à gauche, dissymétrie qui donnerait à la photographie son allure équivoque. Je finissais la boîte de chocolats qu'il avait eu la bonne idée de nous offrir. En récompense, j'opte pour la contre-plongée au grand angle qui donne du volume aux testicules, miniaturise la tête qui n'est chez lui qu'un appendice. A peine est-il parti que les Stukas reviennent :
     "Tu refuses tout ce que je propose mais tu n'as jamais su faire carière tout seul, exposer, décrocher des contrats tout seul. Tu n'as jamais su faire l'amour...
      -  ... tout seul ? Heureusement pour toi."
     Quand elle a terminé, je me fais l'effet d'une laitue, salade pacifique, recroquevillée, jaunie sous le nouvel accès d'autorité. Les plantes les plus humbles ont besoin de douceur. Elise m'épluche avec rudesse, me trempe dans le vinaigre. Je sais ce qu'elle attend de moi : un cancéreux aphone, gorge sciée, anus artificiel, perpétuelle odeur de pourriture, absence de cheveux, poumons scalpellisés en phase terminale, mâchoire pendante, rongée. Au lieu de travailler en macro sur un demi-menton, la moitié gauche de la bouche, une pommette osseuse, le blanc de l'oreiller pour souligner le teint de coing et donner du relief aux poils gris mal rasés, j'éclaire de profil, de face, je cadre tout le visage, je multiplie les prises. Plus qu'une photos, une agression.
      Quelques petits scandales, des maladies plus médiatiques, les gens ne donnent plus pour le cancer. Une campagne publicitaire s'impose. On veut me la confier. Sur le contrat poisseux, j'ai pu lire le slogan :

        "Tout le monde n'a pas la chance de mourir du sida."

       Je suis injuste avec Elise. Elle me triture, me pousse, me secoue. C'est pour cela que le l'ai épousée... La pluie tombe, une petite pluie d'automne, insinuante et mièvre, qui brouille les vitres. Que dira mon cancéreux en me voyant si gros? Rien. Il n'a plus de cordes vocales.
       Perrine a été la dernière retrouvée, de la chair en lambeaux dans le premier wagon.  J'ai envie de perdre cent kilos, de me ratatiner comme un pruneau, un raisin sec ou un Voltaire. Mais je reprends lâchement de la mousse au chocolat. Le barbu me rapporte un exemplaire tout neuf, tout sec, de son contrat. La mousse est délicieuse. Il faut bien que je signe...
       Je choisis la lâcheté.

"Le photographe" in  Ennemis très chers,  éd. Manuscrit  2001     

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Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 4.

6 Décembre 2008, 10:17am

Publié par Flora

  
Le temps parle pour Elise. Les hommes décèdent petitement, laissent leur femmes poser des fleurs au cimetière... Je fais le dos rond, j'accentue ma ressemblance avec une montgolfière. Un jour, j'ai essayé de me gonfler d'air chaud. Des heures à inhaler une fumigation d'eucalyptus, sans décoller un centimètre.

    J'ai froid aux pieds. Le barbu est revenu. Avec un beau sourire, il tend cinq pièces d'un franc:

"Votre monnaie !"

Je prends. Quand l'adversaire se montre à la hauteur, je sais faire preuve d'esprit sportif. Le combat n'est pas achevé pour autant. Je trouve ce nabot antipathique : des sourcils joints, broussaille en haut du nez, un front court de primate chevelu, tous ces poils... Les barbes sont des masques. Elles manquent de franchise. Moi, je me rase trois fois par jour.
   Le passer par la fenêtre? Le scalper? Lui arracher un oeil ou deux? L'émasculer entre deux pierres? Elise ne le tolérerait pas. Sur son joli contrat, je renverse ma tasse de thé, poisseuse de cinq ou six sucres. Frénétique, il éponge avec une serviette, sépare les pages pour éviter qu'elles ne se collent, presse d'un mouchoir celles qui menacent de se gondoler. Les gestes d'un maniaque.
  
   Comment faire son portrait? En plongée, à la verticale au-dessus de lui. La crinière noire et le nez qui pointe, gris pâle, ridicule, à l'image de son sexe que je pressens insignifiant. Tout en bas, dans le flou, les genoux serrés, le contrat qui sèche, le mouchoir qui tamponne. [...]

illustration : T.R.


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Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 3.

28 Novembre 2008, 12:53pm

Publié par Flora

   Un vendredi matin, après sept jours de drôle de guerre, ce que les autres appellent une lune de miel, Elise attaque sur tous les fronts, fixe un ultimatum. Je renonce à me battre. Armée de juin 1940, inconsistant et résigné, je me répands dans la campagne, emportant pêle-mêle sur les routes de France les matelas et les conserves, les bijoux de famille et trois soupçons de dignité. Je me souviens, mon père l'a si souvent raconté que les Stukas devaient leur efficacité aux hurlements de sirène qui semaient la panique  parmi les réfugiés avant de les cribler de balles. Elise me fait le même effet. C'est d'une voix stridente qu'elle impose sa loi. Les cordes vocales se pincent. le yeux fusillent. Je rends les armes, j'armistice dans la honte. Je lui fais don de ma personne.

   Le barbu se présente aussitôt, coup de sonnette pusillanime, paroles mielleuses et raclements de gorge. Il serait facile d'ignorer sa main humide, de laisser la mienne sur l'estomac qu'elle masse pour hâter la digestion. Sournois, je pourrais écraser les phalanges. J'ai la poigne solide. Les doigts du gringalet ne résisteraient pas. Je les entends croquer, craquer, esquilles dans la chair, beaux hématomes. Dans un sursaut d'humour, mon 18 juin modeste et instinctif, je saisis au fond de ma poche une pièce de cinq francs et je la place dans sa paume ouverte. Elise tourne le dos, emporte sous son bras le visiteur vaincu. Apparemment, la farce ne lui plaît pas.

    Quarante-trois heures de jeûne, deux nuits de fièvre et d'estomac tordu. Ma résistance culmine, le midi, devant le réfrigérateur héroïquement scellé. Dans la chambre noire, j'agrandis le sein gauche de Perrine, son pied droit. Des particules blanches flottent encore dans la maison. Elise me maudit toujours dans des nuages de plâtre. Les portes claquées font partie de ses spécialités, au même titre que le coq au vin, la tarte Tatin, l'appât du gain. Elle ne maîtrise pas son impatience vindicative. je ne lui en veux pas. La réussite, les beaux contrats des magasines sanguinolants, elle les veut pour moi aussi.

    A l'aube, mon oreille cède au claquement de la serrure, mes narines au parfum chaud du chocolat, mon oeil à la vue de la pile de croissants. Une capitulation consommée la bouche pleine, à l'heure où le curé carillonne une messe basse. Chassés de leur clocher, les pigeons revanchards ricanent dans mes pommiers. Elise et moi... Nous vieillirons ensemble, perdant nos dents, nos seins et nos cheveux, enfermés aux "Glycines", aux "Résédas", hospices aux noms riants, aux odeurs rances. Devenus sourds, nous réciterons les dialogues de toujours, chamailleries sans fin qui entretiennent les illusions :

   "Ce n'est pas le talent qui compte, bredouillera-t-elle dans son dentier. C'est l'image, c'est l'impact. Il faut choquer, happer."

   Je répliquerai en expulsant un jet informe de salive :

    "Mes cadavres sont timides. Un pouce, une omoplate, leur pudeur les empêche d'en montrer plus."

   Elle m'ordonnera de prendre un mouchoir, d'essuyer mon menton. J'obéirai.

la suite... 

 

   

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Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 2.

22 Novembre 2008, 14:10pm

Publié par Flora

   Une roue faussée, montre molle, occupe le centre et capte le reflet d'un projecteur. Elle repose entre deux traverses, en avant du rail qui se redresse et monte posément vers la droite, jusqu'au milieu du cadre, emportant une tubulure sectionnée. Plus haut, la tôle

accordéonne, plissures tendues en vertical sur toute la largeur. Moi qui aime tant le noir et blanc, j'ai choisi la couleur. Elle seule permet de distinguer les tons de rouge : le vermillon du métal écaillé, le pourpre coagulé du sang. Je n'avais pas remarqué le doigt qui dépasse sous la roue. Je ne l'ai vu qu'au développement. Perrine n'aurait pas dû prendre le train.

    J'ai gardé ces photos. Elles clandestinent en l'absence d'Elise. En me voyant si nostalgique, elle penserait que je me pervertis, que je retombe dans mes travers anciens. Au tout début, Perrine me servait de modèle. Je photographiais une oreille, un pied, un coude, dix centimètres de cuisse. J'ai toujours adoré les gros plans. Dans le refuge de ma chambre noire, j'agrandis des détails, un nez, un confetti au-dessus de la tempe, un soutien-gorge, un gros orteil, jusqu'à ce qu'étirés dans tous les sens ils en deviennent méconnaissables, abstraits, intemporels. Observateur de ce monde géant, je rapetisse enfin, je deviens mouche, fourmi, puceron, si maigre que je peux manger sans crainte de grossir.

    L'anecdotique ne me concerne pas, le train lancé dans le tunnel alors qu'un bloc se détache de la voûte, provoquant l'avalanche, rocs, terre, tremplin que la motrice percute avant de se ficher très haut dans la paroi, poussée par les wagons qui se referment d'autant mieux sur les corps, les pressent et les écrasent, qu'un second autorail a surgi à revers. Les vautours se bousculent, violent au flash des voitures emboîtées, des secouristes, des casques, des civières, des familles affolées, une blessée que l'on mutile pour l'extraire. Je ne retrouve pas Perrine, je me concentre sur le sol, les rails, les tôles. J'ai trop peur d'en voir plus...

 

illustration: R.T.  

la suite... 

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Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 1.

15 Novembre 2008, 00:27am

Publié par Flora

   Bouddha de pierre, immobile pour mille ans, je me rengorge dans la stupidité de mon sourire. Elise me sculpte avec ardeur. Elle se croit Pygmalion. Elle n'est que Botero, moulant des chairs replètes auprès desquelles les baigneuses de Renoir ont la maigreur livide d'un beau cancer du foie. Elle me trouve du talent. Je n'ai pas de chance.
    Une main. La gauche. Tranchée. Paume vers le sol. Une main ambiguë, insolite, masculine par l'ampleur de l'articulation des doigts, par les veines qui saillent, féminine par sa ligne élancée, ses ongles manucurés poussant le raffinement jusqu'à offrir au photographe des lunules harmonieuses, toutes de même taille. La chair est pâle, presque blafarde, formant contraste avec les pierres du ballast et la noirceur des poils disposés en oblique par le peigne qui ne me quitte jamais. L'alliance, point névralgique, accroche la lumière, aux deux tiers vers la droite, vers le haut.
    J'ai choisi l'angle qui escamote la plaie, qui la repousse à l'ombre, accordant aux caillots du poignet une apparence de grumeaux, de nodules flottant sur une masse grise. Les cris n'apparaissent pas, ni les râles des mourants, l'effervescence des sauveteurs, le mordant de la scie, l'odeur tiède du mazout. Un pompier a vomi sur une traverse voisine, près d'un crâne éclaté, vidé de sa substance qui commence à sécher, à se peupler d'insectes. Ces scories sont absentes du cliché. Mes cadavres d'alors ont la décence de ne pas se répandre.
    Photographie lointaine. Photographie d'avant Elise. Entouré de coussins, je me gave de caramels et de rochers Suchard. Je nage dans une passivité douillette, le bec sucré, les yeux fermés. Ce matin, je lui ai offert un pot de chrysanthèmes. Il y a un an, Elise devait mourir. Une voiture réduite à la moitié de sa longueur. Dans la ferraille tordue, son visage épanoui. Les pompiers découpent la tôle pour la délivrer et pour extraire les restes comprimer de son mari. Expédié par la feuille de chou qui m'a embauché à l'essai, je compose un de ces clichés qu'ils s'acharnent à dénigrer :
   "On veut du factuel, pas de l'esthétique. On ne voit rien sur tes photos. Les personnages sont mal cadrés. Manque toujours un morceau..."
    Elise est du même avis. Rescapée séduisante, elle prend la pose devant mon objectif, dans le vacarme de la trancheuse et des badauds, le décapité en arrière-plan, adroitement maquillée d'un sang qui n'était pas le sien. Le résultat se montre à la hauteur de son abnégation : quatre colonnes en première page, une photo reprise par la presse nationale. [...]

La nouvelle est tirée du recueil Ennemis très chers, publié par l'édition Manuscrit en 2001. J'ai décidé de la publier ici en son intégralité, tellement il me semble cruel et incompréhensible de la réduire à n'importe lequel de ses extraits.


  

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