Oeuvre de Gilbert * "Le Mépriseur"
[...] L'orgue résonne de ses tuyaux, siroupeux, racoleur, farci de fausses notes qui rendent supportable sa prétention,
ajoutent au comique des voix reprenant en coeur ou croyant le faire, alors qu'ils ne sont pas deux paroissiens à suivre les mêmes mesures. Peut-être essaient-ils, par ce tintamarre,
d'étouffer les paroles si niaises que les moins obtus pourraient s'en étonner, les indociles, ceux que le simulacre ne rassure pas, qui se sentent trop près de la mort pour espérer qu'elle les
épargne, trop usés, trop ridés pour souhaiter se prolonger d'éternité.
Un étrange ballet commence alors, parodie d'un jeu de son enfance par lequel se vérifiaient la coordination des mouvements et la capacité de se concentrer sur un message. Les genoux
plient, craquent et se déplient, les mains se lèvent ou se joignent, les dos se courbent, se redressent. On se lève, se déplace, avec plus ou moins d'harmonie, plus ou moins de conviction, selon
l'âge, le sexe et la vigueur des rhumatismes. Il s'est assis furtivement sur le dernier banc, afin de ne pas susciter trop tôt curiosité et rejet, afin que l'effet de surprise joue à plein,
lorsqu'il l'aura décidé et seulement alors.
Quand il se lève, choisissant le moment où les têtes ploient devant l'hostie spectaculairement brandie, il sait que la comédie est achevée, qu'il lui appartient d'en rédiger
amoureusement la dernière scène, celle dont la drôlerie ne fera rire que lui. Ses pas résonnent dans l'allée, féroces, mathématiques, sans excessive rapidité ni lenteur artificielle, attirant les
faciès béats vers ses vêtements détrempés, ses cheveux ruisselants et et ses yeux triomphants, suscitant les murmures ébahis, les grondements éteints de ceux qui n'osent pas. Il doit s'imprégner
de chaque soupir, haussement de cils, plissement de bouches ou de museau, pauvre offrande à déposer sur Sa tombe, à creuser un peu plus la sienne.
Reposant précipitamment son dieu, le prêtre le regarde accéder au domaine interdit qui le protège du commun des fidèles, la hauteur fière où s'effiloche la vanité de sa tâche. La
colère durcit son front dégarni qui rejoint la tonsure, rapproche les sourcils ; ses lèvres s'entrouvrent mais il ne sait quoi dire et ne peut profaner le temple de ses imprécations. Vifs,
diligents, toute onction retroussée, deux hommes se sont hissés au niveau de l'autel, pour préserver
celui-ci de l'impie, menaçant d'intervenir, de bouter l'infidèle qu'ils encadrent. La carte magique,
extirpée de la poche en un geste qui redeviendra routinier, apaise les figures, métamorphose la rage en étonnement. Ses paroles le surprennent, tant elles se montrent fermes et calmes à la fois,
tant elles maquillent le dégoût qui ne demande qu'à éclater.
Tous les pantins s'ébrouent, se hâtent vers le portail, délaissant leurs prières, cependant que le célébrant poursuit, un peu plus verdâtre, le manège qu'il lui serait sacrilège
d'interrompre. Tous sont sortis aux premiers mots, sans un signe de croix, un craquement de genou, en se bousculant presque, peu pressés de rejoindre un au-delà dont ils chantaient la gloire
quelques instants plus tôt.
Il redescend l'allée, s'éloigne du marmonnement pieux dont l'ecclésiastique se croit obligé de le bercer, afin de le préserver, d'empêcher que le fantôme de bombe par lequel il a
vidé les lieux ne vienne à exploser, versant ses entrailles laïques en plein sanctuaire. Les bancs alignent sous ses yeux un mouchoir aux initiales brodées, deux missels répandant leurs figures
auréolées, un sac, une béquille, mais ce n'est pas ce désordre qu'il veut braver.
Se retournant, il apostrophe le cadavre de bois suspendu dans le choeur, bras et jambes cloués, poitrine transpercée, ridicule sous la couronne d'épines et les quatre lettres qui le
désignent, insupportable d'inexistence. Il vocifère à s'en rompre la voix, à en ébranler voûte, vitraux, piliers, chapiteaux, sachant que cela ne suffira pas, que les murailles resteront
debout et qu'il lui faudra descendre plus bas, cracher sa haine ou la cacher, à en perdre la tête.
Extrait du romanLe Mépriseur (éd. Manya, 1993). L'extrait est un peu plus long que d'habitude mais je n'ai pas eu le
coeur d'en couper pour préserver la force envoûtante du style. L'ancien policier vide la cathédrale sous prétexte d'une alerte à la bombe, acte dérisoire pour tenter d'apaiser sa souffrance
inexpiable.