Le blog de Flora

gilbert

Oeuvre de Gilbert * "Le Mépriseur"

9 Novembre 2008, 10:35am

Publié par Flora

[...] L'orgue résonne de ses tuyaux, siroupeux, racoleur, farci de fausses notes qui rendent supportable sa prétention, ajoutent au comique des voix reprenant en coeur ou croyant le faire, alors qu'ils ne sont pas deux paroissiens à suivre les mêmes mesures. Peut-être essaient-ils, par ce tintamarre, d'étouffer les paroles si niaises que les moins obtus pourraient s'en étonner, les indociles, ceux que le simulacre ne rassure pas, qui se sentent trop près de la mort pour espérer qu'elle les épargne, trop usés, trop ridés pour souhaiter se prolonger d'éternité.
   Un étrange ballet commence alors, parodie d'un jeu de son enfance par lequel se vérifiaient la coordination des mouvements et la capacité de se concentrer sur un message. Les genoux plient, craquent et se déplient, les mains se lèvent ou se joignent, les dos se courbent, se redressent. On se lève, se déplace, avec plus ou moins d'harmonie, plus ou moins de conviction, selon l'âge, le sexe et la vigueur des rhumatismes. Il s'est assis furtivement sur le dernier banc, afin de ne pas susciter trop tôt curiosité et rejet, afin que l'effet de surprise joue à plein, lorsqu'il l'aura décidé et seulement alors.
   Quand il se lève, choisissant le moment où les têtes ploient devant l'hostie spectaculairement brandie, il sait que la comédie est achevée, qu'il lui appartient d'en rédiger amoureusement la dernière scène, celle dont la drôlerie ne fera rire que lui. Ses pas résonnent dans l'allée, féroces, mathématiques, sans excessive rapidité ni lenteur artificielle, attirant les faciès béats vers ses vêtements détrempés, ses cheveux ruisselants et et ses yeux triomphants, suscitant les murmures ébahis, les grondements éteints de ceux qui n'osent pas. Il doit s'imprégner de chaque soupir, haussement de cils, plissement de bouches ou de museau, pauvre offrande à déposer sur Sa tombe, à creuser un peu plus la sienne.
   Reposant précipitamment son dieu, le prêtre le regarde accéder au domaine interdit qui le protège du commun des fidèles, la hauteur fière où s'effiloche la vanité de sa tâche. La colère durcit son front dégarni qui rejoint la tonsure, rapproche les sourcils ; ses lèvres s'entrouvrent mais il ne sait quoi dire et ne peut profaner le temple de ses imprécations. Vifs, diligents, toute onction retroussée, deux hommes se sont hissés au niveau de l'autel
, pour préserver celui-ci de l'impie, menaçant d'intervenir, de bouter l'infidèle qu'ils encadrent. La carte magique, extirpée de la poche en un geste qui redeviendra routinier, apaise les figures, métamorphose la rage en étonnement. Ses paroles le surprennent, tant elles se montrent fermes et calmes à la fois, tant elles maquillent le dégoût qui ne demande qu'à éclater.
   Tous les pantins s'ébrouent, se hâtent vers le portail, délaissant leurs prières, cependant que le célébrant poursuit, un peu plus verdâtre, le manège qu'il lui serait sacrilège d'interrompre. Tous sont sortis aux premiers mots, sans un signe de croix, un craquement de genou, en se bousculant presque, peu pressés de rejoindre un au-delà dont ils chantaient la gloire quelques instants plus tôt.
   Il redescend l'allée, s'éloigne du marmonnement pieux dont l'ecclésiastique se croit obligé de le bercer, afin de le préserver, d'empêcher que le fantôme de bombe par lequel il a vidé les lieux ne vienne à exploser, versant ses entrailles laïques en plein sanctuaire. Les bancs alignent sous ses yeux un mouchoir aux initiales brodées, deux missels répandant leurs figures auréolées, un sac, une béquille, mais ce n'est pas ce désordre qu'il veut braver.
   Se retournant, il apostrophe le cadavre de bois suspendu dans le choeur, bras et jambes cloués, poitrine transpercée, ridicule sous la couronne d'épines et les quatre lettres qui le désignent, insupportable d'inexistence. Il vocifère à s'en rompre la voix, à en ébranler voûte, vitraux, piliers, chapiteaux, sachant que cela ne suffira pas, que les murailles resteront debout et qu'il lui faudra descendre plus bas, cracher sa haine ou la cacher, à en perdre la tête.

 Extrait du romanLe Mépriseur (éd. Manya, 1993). L'extrait est un peu plus long que d'habitude mais je n'ai pas eu le coeur d'en couper pour préserver la force envoûtante du style. L'ancien policier vide la cathédrale sous prétexte d'une alerte à la bombe, acte dérisoire pour tenter d'apaiser sa souffrance inexpiable.

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Oeuvre de Gilbert * Miniatures

4 Novembre 2008, 22:43pm

Publié par Flora

 
Instituteur
  Baptiste aime son métier, le plus beau du monde, comme il le dit le mardi soir, le samedi midi et les veilles de vacances.
  Instruire une trentaine d'enfants qui ne demandent qu'à tout connaître de la vie des abeilles, de Vercingétorix, des tables de multiplication, est une tâche magnifique. Former des citoyens, réprimander l'élève qui assomme un camarade afin de lui voler son cutter, son revolver, la vocation devient sacerdoce. Et il y a plus exaltant encore : remplacer à la fois les parents, l'infirmière, l'assistante sociale, la police, la justice...
Parfois, la tête de Baptiste lui tourne un peu. Tant de responsabilités... Aujourd'hui, par exemple : avant de le piétiner, comme chaque vendredi soir, pour exiger la suppression  des cours  du samedi, Madame Teigneur, mère du petit Jean, a eu la délicatesse d'enlever ses talons-aiguille.

 
Galanterie
  Si une femme se présente avec vous devant la porte d'un ascenseur, écartez-vous poliment pour la laisser entrer. Informez-vous de l'étage qu'elle souhaite rejoindre et appuyez à sa place sur le bouton.
  Si vous souhaitez la violer pendant que la cabine progresse, demandez-le gentiment et prétextez une surdité pour ne pas comprendre la réponse ; les hommes doivent être galants avec les femmes, ce qui ne dispense pas ces dernières de respecter en l'homme le handicapé qui sommeille.

 
Formol 
  Dans de petits bocaux de tailles diverses, il conservait le souvenir de ses chéris, morts prématuréments, une oreille de Poucet, le persan paresseux, une patte de Michigan, le basset artésien, le bec d'Abel, caneton jaune, une aile de Prosper, serin siffleur, un orteil de Lucette, sa femme morte dans un accident de voiture.
   Une nuit d'orage, un bruit terrible le réveilla. Ce n'était pas le tonnerre, l'odeur de formol l'indiquait bien, mais la chute du musée, renversé par Minet, gouttière terrorisé par une rafale d'éclairs.
   Depuis, il garde un seul bocal, un peu plus grand que les précédents. Minet y flotte, entier, parmi les patte, bec, aile, orteil.

Adresse
  Pour Noël, croyant bien faire, la municipalité offrit aux Sans Domicile Fixe de la commune un beau carnet d'adresses.


Miniatures,
  éditions Editinter, 1999
  
 

  

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Oeuvre de Gilbert * "Un col"

20 Octobre 2008, 17:15pm

Publié par Flora

   [...] Hubert avait sept ans de moins que le champion français. (*) Sur le chemin du lycée, il ne crevait jamais. A l'allure molle où il roulait, les pneus de la vieille bécane héritée de son père tenaient encore le coup. Ses performances scolaires étaient aussi modestes que son coup de pédale, trois de moyenne en mathématiques, quatre et demie en français, sept en histoire, deux en sport, de quoi réjouir sa cadette Caroline qui, malgré son prénom, héritage monégasque, collectionnait les notes brillantes. De quoi vous dégoûter des surdoués de tout poil.

   Au départ du Tour de France, Hubert s'était choisi un favori à sa mesure : Gastone Nencini. Ne venait-il pas de terminer deuxième du Giro, battu par Jacques Anquetil, autre insolent notoire? Caroline s'était moquée de ce choix. Pour afficher sa certitude d'orgueilleuse rituelle, elle avait parié un paquet de bonbons sur la victoire de l'homme qui lui ressemblait tant : Roger Rivière.
   Un hélicoptère est appelé pour évacuer le champion blessé qui gît vingt mètres en contrebas de la route. Le ravin est si escarpé que l'engin ne peut accéder au lieu du drame. Il va se poser dans le champ d'un vieux paysan furieux de voir ses cultures écrasées. C'est en civière que le champion du monde de poursuite est conduit vers le véhicule volant qui le transportera à l'hôpital.

   Hubert a maintenant cinquante ans. Sa soeur n'en a que dix-sept, stoppée net dans sa vie, le jour de sa mention très bien au baccalauréat, par un camion ivre monté sur le trottoir, à quelques mètres de la maison. Invalide à 80%, Roger Rivière a renoncé à sa carrière. Ses tentatives pour se recycler dans le commerce, un café-restaurant à Saint-Etienne, le "Vigorelli", un garage, un camp de vacances n'ont connu que l'échec. Ses douleurs l'ont contraint à prendre des calmants, jusqu'à s'intoxiquer. Il avait quarante ans lorsqu'un cancer l'a achevé.
   Nencini a gagné le Tour de France 1960, signant la défaite de Caroline. Pourtant, Hubert n'a jamais reçu son paquet de bonbons. Sa soeur a prétexté que l'accident du Perjuret avait faussé la course, que le vainqueur moral était un homme blessé au fond de son ravin. Les méchantes langues avancent une autre version. Rivière n'aurait pu suivre l'Italien dans tous les cols. En s'accrochant dans les montées, il s'épuisait et devait prendre des risques pour accrocher la roue de Nencini, grand dévaleur de pentes. On parle aussi de dopage. Hubert voudrait approuver. Il ne peut pas. Bien que se trouvant, au moment de la chute, à des centaines de kilomètres des Pyrénées, c'est lui qui a fait tomber Roger Rivière, tout comme il a poussé Caroline sous les roues du camion. Sa jalousie de raté...

*Roger Rivière 

fin de la nouvelle "Un col ", publiée dans le recueil "Ennemis très chers ",  éditions Manuscrit, 2001

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Oeuvre de Gilbert * Glissements

9 Octobre 2008, 19:06pm

Publié par Flora


  [...] Le col de verre que l'on casse. L'aiguille qui plonge dans le liquide. La seringue que l'on remplit, que l'on pointe vers le haut pour en expulser, d'une pression, l'air qui aurait pu s'y introduire. Le coton imprégné d'alcool. Plus les mouvements sont précis, plus il faut se montrer méticuleux, et moins on risque de penser, de s'égarer, de capituler.

   Après une semaine de pluie ininterrompue, le soleil s'est décidé à paraître et je me suis lancé dans une longue promenade à bicyclette, négligeant d'avertir ma mère. J'aime ces escapades, loin des regards inquisiteurs. Sorti de la vallée, je ne rencontre personne qui, me connaissant, s'empresserait d'aller dénoncer à mon (faux) père le plus innocent de mes gestes ou me sermonnerait au nom de ma soeur, ce petit ange rappelé à Dieu. Rien ne m'exaspère plus que cette expression qui me fait envisager leur paradis peuplé de monstres baveurs, spectacle propre à faire désirer l'enfer.
    A mon retour, la colère éclate. Je dois même essuyer une giffle, ce qui m'arrive rarement. La rancoeur de cet affront m'incite à en concevoir, sur le champ, le châtiment. A cette époque, déjà, l'imagination est mon arme préférée. Ma mère porte la main à son coeur, ouvre la bouche, démesurément, à la recherche de l'air qui lui fait défaut, chancelle et, voulant se rattraper à un guéridon, l'entraîne dans sa chute.

    Je repose la seringue dans la trousse, avec le coton, l'ampoule brisée, l'alcool. Ne rien laisser traîner, aucun indice. Le médecin doit soigner, pas tuer. Je m'assois au chevet de ma mère et je prends sa main décharnée, la caresse tendrement, tout en plaçant mes doigts sur la veine afin de sentir décroître la pression du sang.  

fin de la nouvelle "Glissements", parue dans le recueil  Les morts se suivent et se ressemblent,  éditions  Manya,  1992

dessin :  "
Seul parure..." par R.T.

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Oeuvre de Gilbert * Les saisons (extrait)

5 Octobre 2008, 15:31pm

Publié par Flora


[...]

La femme: 
Les Vivaldi! Vous dites qu'ils étaient quatre.
L'homme:  Je parle des "Quatre saisons". Au téléphone, il y en a quatre mais dans la réalité...
La femme:  ... y en a plus. D'ailleurs, c'était bizarre comme chiffre. Ils auraient pu nous en mettre cinq. On les aurait comptées sur les doigts d'une main. Quatre, il faut éliminer le pouce. C'est pas facile.
L'homme:  Sauf pour les lépreux.
La femme: Les lépreux?
L'homme:  Il leur manque des doigts. Vous me direz, c'est normal. Ils habitent en Afrique. Là-bas, la planète se réchauffe plus qu'ailleurs. Il fait chaud toute l'année. Il leur suffit d'un doigt pour compter la saison.
La femme: C'est vrai... Ce que vous êtes intelligent... Qu'est-ce que vous faisiez comme métier?
L'homme:  Ecrivain. Je n'ai pas renoncé, d'ailleurs. J'écris toujours.
La femme: Vous n'êtes pas en retraite?
L'homme:  Eh non! On ne croirait pas en me voyant, n'est-ce pas? Je fais plus vieux que mon âge.
La femme, gênée: Ca doit être difficile comme métier... Moi, j'aurais jamais eu la patience de recopier tout un livre... Surtout avec mes yeux qui fatiguent. Ils m'ont changé mes lunettes la semaine dernière.
L'homme: Moi, j'ai de la chance, pour les yeux. (Ironique) J'arrive encore à recopier. Mais revenons à nos saisons. Maintenant, même chez nous, il suffit d'un doigt pour les compter ou un genou ou un coude.
La femme: Ne me parlez pas de coude! Je souffre le martyre, tout au long de l'année.
L'homme:  C'est ce que je voulais vous expliquer! Avant, vous aviez mal quand il pleuvait, en automne.
La femme: Et un peu au printemps.
L'homme:  Les autres saisons, vous étiez tranquille. Maintenant, l'automne dure de janvier jusqu'en décembre. Donc, vous avez mal tout le temps. On est d'accord?
La femme: Oui.
L'homme:  Alors, suivez-moi bien.
La femme: Où?
L'homme:  Nulle part. C'est une image.
La femme: Ah!
L'homme:  Comme l'automne dure trois cent soixante-cinq jours, au lieu de vieillir de quatre saisons dans une année, vous vieillissez d'une seule. C'est ce qui explique que les gens vivent de plus en plus vieux. Dans votre cas, vous souffrez davantage mais vous vivez plus longtemps.
La femme: Vous êtes sûr que j'y gagne?
[...]


extrait d'une courte pièce, publiée dans le recueil  Ennemis très chers, éd. Manuscrit 2001
(je revois le regard teinté de tendresse avec lequel Gilbert tourne en dérision cette conversation entre deux pensionnaires de maison de retraite, lui qui n'a pas connu le naufrage de la vieillesse...)

  

 


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Oeuvre de Gilbert * "Le carillon"

17 Septembre 2008, 10:17am

Publié par Flora

   Une main tremble sur le drap, celle qui bouge encore, serrée sur la télécommande. Dans cet état, tout chirurgien perdrait réputation et compte en banque. Privés d'un oeil ou deux pour un sursaut incontrôlé des doigts, ses patients multiplieraient les lettres d'injures, écrites en braille. Les plus virulents viendraient se plaindre, tentant de l'assommer à coups de canne blanche, heureusement bien imprécis, jetant sur lui d'énormes chiens-guides. Ayant renoncé depuis longtemps à l'ophtalmologie, Pierre ne risque plus rien. Son fils aîné lui a succédé, maître du cabinet, des deux étages de la clinique et des multiples pièces de la propriété. Parmi toutes les chambres, Christian proposait de lui en laisser deux, sur l'avenue, les plus bruyantes. C'était six mois après la mort d'Emilienne. Pierre n'avait plus envie de se battre ni d'encombrer les autres. Il refusa.
   Un claquement lui fait tourner la tête et murmurer la mélodie muette, le son du carillon, réconfortant, aimable qui a ponctué tous les quarts d'heure, pendant un demi-siècle, dans la salle à manger ou à travers les murs, le jour comme la nuit. Ici, il a fallu y renoncer, à cause de la minceur des cloisons, pour ne pas déranger les autres pensionnaires, d'anciens médecins grincheux qui s'auscultaient sans cesse, voyant leurs corps se délabrer sans rire d'aussi bon coeur que lorsqu'ils étaient jeunes, parlaient entre eux de leurs malades et disséquaient, goguenards, les pires infirmités. Pour la même raison, le téléviseur est réduit au silence, son ouïe affaiblie ne pouvant pas capter les décibels chétifs que l'on veut bien lui concéder.
   La grande aiguille fixe le douze, moment privilégié où la musique résonne, se prolonge avant de libérer les coups. De la vente aux enchères, Pierre se souvient parfaitement. Il débutait alors, était marié depuis huit jours et il fallait meubler l'appartement, le premier, celui qui ne comptait que trois petites pièces en plus du cabinet. Un rival acharné, myope aux montures d'écaille, était monté jusqu'à des sommes déraisonnables. L'achat du carillon en devenait incompatible avec l'état de leurs finances. Ils avaient tant de choses plus utiles à acheter... Emilienne avait néanmoins insisté et rien, personne ne résistait à Emilienne, surtout pas lui.
   Au fil des ans, la soumission s'était accrue. Il n'en souffrait pas trop, trouvait un apaisement à voir sa vie privée s'organiser sans lui. La perfection fut atteinte le jour où il devint capable de précéder tous les désirs de son épouse, portant des cravates vertes ornées de fleurs, se nourrissant de soja, d'épinards et de graines, sans regretter les viandes saignantes, faisant l'amour fenêtre ouverte, même les jours de gel, sous le regard de quatre chats dont chaque miaulement dénonçait son manque de virtuosité. Emilienne l'avait trompé pendant la guerre. Il ne l'avait appris que quarante ans plus tard, par un aveu fait sur le lit de mort. D'une voix éteinte, elle lui avait juré n'avoir tiré aucun plaisir de l'incartade. Il l'avait presque crue... [...]

éditions Quorum 1998,  in  Petites tombes en viager

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Oeuvre de Gilbert * Sentiments interrompus

13 Septembre 2008, 09:06am

Publié par Flora

  Ils s'astreignaient à retenir leurs sentiments comme d'autres pratiquent le coït interrompu. Jamais un mot plus haut que l'autre, un mouvement de colère ou d'impatience. Le dimanche, à l'église, ils se glissaient à leur place habituelle, saluant les fidèles d'un regard complice, louchant modestement sur un nouveau chapeau, un ventre trop arrondi. Les paupières se baissaient, les dos courbaient et les genoux pliaient, frôlement d'étoffes sombres, craquement des prie-Dieu, des articulations récalcitrantes. Après la messe, on dévidait sur le parvis les événements de la semaine où les enfants s'émancipaient tandis que les anciens toussaient, se desséchaient, mouraient, que les saisons se succédaient.
   C'était pour Laurence le meilleur moment de la matinée. Trop jeune encore, n'ayant pas atteint l'âge de la communion solennelle, elle ne participait jamais aux conversations. On ne lui demandait qu'un silence attentif, ponctué, ici ou à, d'un frêle sourire, d'une moue affligée. Quelques monosyllabes, parfois, quand on l'interrogeait sur son travail scolaire. Elle prenait plaisir à ces instants, épiant le détail incongru, la phrase discordante ou la mimique absurde. Monsieur Thomas l'amusait particulièrement, veuf inconsolablement rougeâtre qui se répandait en tirades sur les vertus de son épouse, ayant oublié, depuis sa mort, avec quelle constance elle le trompait... Ses sanglots s'avéraient irrésistibles, surtout quand ils se transformaient en fous rires, signe que le vin, avec lequel il soignait sa mélancolie, constituait un remède efficace.
   Mademoiselle Trimont ne se montrait pas moins comique, sous les coiffures vertigineuses où se dissimulaient, vaille que vaille, ses rancunes de vierge prolongée et ses soixante-treize ans qu'elle prétendait quatre-vingt-quatre, par pure coquetterie. En guerre contre le délabrement des moeurs, elle tenait la chronique des amours coupables, réveillant de ses vigoureux coups de menton les oiseaux perchés sur son chapeau. Avait-elle surpris, au fond de ses jumelles, un couple d'amoureux trop impatients pour tirer les rideaux que les canaris indignés se trémoussaient avec vigueur ; des caresses furtives échangées sous un porche lançaient les pauvres bêtes dans une cavalcade à retourner le coeur.
   Ses joies les plus profondes, Laurence les devait à Madame Vertier, à son visage aride, à sa moustache mal épilée. Lorsque cette petite femme grisonnante évoquait le drame de son fils, récemment amputé de la jambe gauche, la fillette noyait la lueur ironique de son regard et inclinait timidement la tête, comme il sied aux enfants bien élevés, sans révéler le surnom dont elle affublait le malheureux. Chaque rencontre avec Madame Vertier marquait une nouvelle étape d'un tronçonnage systématique. Atteint d'une incurable maladie de la circulation sanguine, le jeune homme s'évanouissait en lamelles, au fil des mois, sous les bistouris farceurs des chirurgiens. On lui avait coupé un doigt, puis deux, puis trois, puis une main, un demi-bras, un bras entier avant d'entamer le second, aussi minutieusement. Laurence attendait le jour où "mortadelle" se ferait amputer de la tête. [...]

  début de la nouvelle, parue aux éditions Quorum  1998 
in  Petites tombes en viager  

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Oeuvre de Gilbert * Assistance

8 Septembre 2008, 08:50am

Publié par Flora

   Il s'appelait Manuel et on venait de loin le consulter. Souci d'argent, scènes de ménage, maux incurables, chagrins d'amour, chômage, neurasthénie, rien n'échappait  à sa compétence. Tout au plus refusait-il de s'occuper des animaux, par dignité bien sûr mais surtout de peur de se faire mordre par un berger fiévreux, ou griffer par un siamois rétif. Mieux qu'un remède, il apportait  aux humains l'espérence d'une guérison. On le prenait pour un saint ou un génie, pour un savant ou un démon ; il ne s'arrêtait pas à ces détails, ne refusait aucun des qualificatifs dont on voulait bien l'honorer. Toutes les formes d'adoration ou de respect lui étaient agréables.
   Manuel n'avait jamais pris l'avion, n'était jamais sorti de France. Il ne le devait pas à un destin hostile qui lui aurait rendu rendu inaccessible le coût du moindre déplacement. Il ne le devait pas non plus au chauvinisme étroit de ceux qui considèrent inutile de s'éloigner de leur clocher pour affronter des régions barbares. Tout simplement, l'occasion ne s'était pas présentée. Il habitait loin des frontières et ses parents, qui l'emmenaient camper tous les étés, craignaient de se perdre dans un pays dont ils n'auraient pas maîtriser la langue.
   Lorsqu'il avait acquis la liberté que confère l'âge, le temps lui avait manqué de se consacrer aux voyages, le temps et le désir de se soustraire, ne serait-ce qu'un jour, à ses adorateurs. Ce n'était pas l'argent qui le poussait ainsi à se rendre esclave de sa réputation. Que valait l'argent à côté des regards craintifs autant que respectueux qui défilaient devant lui à longueur de journée? Que valait l'argent à côté de ces ex-voto pieusement suspendus dans son cabinet, fleurs séchées, madones en allumettes, bouteilles peintes de Mickeys, colliers de coquillettes, lettres d'amour ou de foi ? 
   Monique n'avait jamais quitté la France, elle non plus. Mais elle en rêvait depuis toujours, depuis qu'elle décorait sa chambre de photographies découpées dans des magasines : le Sphinx ou la statue de la Liberté, Big Ben ou le Fuji-Yama. Le Kremlin n'avait pas eu droit  de cité sur ses murs, malgré la majesté de ses bulbes dorés. Son père y avait vu une offense personnelle, lui qui, à chaque campagne électorale, faisait le coup de poing contre les terribles rouges assoiffés de sang. Depuis son mariage avec Manuel, Monique avait mis son rêve en veilleuse. Comment entretenir des désirs d'une si grande banalité auprès d'un homme qui cultivait à chaque instant l'extraordinaire? Aussi fut-elle surprise lorsqu'il déclara un matin qu'elle partirait bientôt pour l'Egypte. Il avait rêvé ce voyage dans ses moindres détails et rien ne s'opposait  aux songes de Manuel.

éditions Manya,  1992  in  Les morts se suivent et se ressemblent  

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Oeuvre de Gilbert * "Un teint de porcelaine"

2 Septembre 2008, 19:50pm

Publié par Flora

   Annick était fragile, bien trop fragile, je l'ai toujours dit. On ne cesse de me le reprocher, comme si le fait de l'avoir épousée me rendait responsable de tout! Les gens sont injustes... Ils ont l'art de transformer la victime en coupable et parce qu'elle a eu de la chance de mourir jeune, on lui découvre toutes les qualités. Pourtant, si quelqu'un a lieu de se plaindre, c'est moi. Veuf à quarante-neuf ans !  Ce n'est plus si facile de se recaser...
   Sa fragilité ne date pas d'hier, loin de là. Avec un peu d'attention, tout le monde l'aurait remarqué. L'hiver venu, elle succombait au premier virus. Rien n'y faisait, ni les cures préventives, ni les vaccinations, ni les piqûres, suppositoires, sirops et comprimés. De rechutes en convalescences, elle passait des semaines entières au lit, au milieu d'une impressionnante pharmacie, des semaines pendant lesquelles je me contentais de conserves et de surgelés, à en attraper des boutons, sans compter que je ne m'étais pas marié pour vivre dans l'abstinence...
   Les médicaments n'étaient jamais assez efficaces ou provoquaient des effets secondaires ahurissants. Elle rougissait par plaques, bleuissait, verdissait, enflait du visage ou des membres, parfois du nez seulement, de la bouche, des yeux. Je me réveillais auprès d'un monstre qui suffoquait, à me demander si on ne m'avait pas transporté, pendant la nuit, sur le tournage d'un film d'horreur. Un cardiaque ne s'en serait pas remis... Heureusement, Corinne se montrait assez compréhensive pour m'accueillir dans ces cas-là.
   Un vrai calvaire, toutes ces années... On l'a oublié. On ne veut pas le savoir. C'est tellement facile de s'en prendre à moi maintenant, de m'accuser de tous les maux. J'aurais dû me méfier... Avant le mariage déjà, elle montrait des signes de faiblesse. La première sortie dans ma vieille décapotable... L'angine attrapée à cause du courant d'air et dont elle m'avait fait immédiatement cadeau, à coup de baisers. Si je ne l'avais pas embrassée, qui est-ce que l'on aurait montré du doigt? Une angine! En plein été! Ne me dites pas que c'est normal....
   Et si elle s'était contentée de tomber malade... quel cirque, le jour où elle a découvert que je la trompais avec Corinne! Incroyable... Crise de nerf, reproches, sanglots, tout y est passé. On s'était pourtant mis d'accord, avant le mariage. Mes paroles avaient été limpides : "On se dit tout et chacun garde sa liberté".
   Comment se montrer plus conciliant? Eh bien, non! Les grandes eaux, à en noyer l'appartement. Et ce n'est pas tout. Comme elle s'était évanouie, je lui ai donné des petites gifles pour la ranimer. C'est la mailleure méthode, tout le monde le sait. Qu'est-ce que je n'avais pas fait! Madame est allée exhiber son oeil au beurre noir dans le voisinage, se faire prêter des escalopes ou des compresses. Cet oeil aussi, on me le reproche maintenant. [...]

éditions Manuscrit  2001  in   "Ennemis très chers"

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Oeuvre de Gilbert * L'ancêtre

28 Août 2008, 17:39pm

Publié par Flora

[...]  Il se pourrait que le mouvement se bloque au quart de son parcours, à l'endroit plus fragile déchiré d'une fenêtre carrée où s'introduit, grotesque, un trente et un. Il se pourrait qu'il accélère, pris d'une soudaine folie, caprice giratoire où trois aiguilles se lancent dans une course éperdue, devenant invisibles. Rien de tout cela ne se produit. La ligne saccadée continue de descendre, glisse devant le six inversé, un bâton, une pointe, avant de reprendre l'ascension, de redresser les nombres.

   Simon fait maintenant son âge, le crâne privé de sufisamment de cheveux, le visage balafré de sufisamment de rides pour qu'on néglige son regard perdu et sa rigidité. Lorsque les portes se sont ouvertes, Nathalie l'attendait, vieille dame en chignon et costume empesé. Sans un mot, elle l'a installé dans un nouveau domicile, aux murs un peu moins blancs, aux meubles plus nombreux. Elle lui a offert  le cadeau circulaire, cadran, chiffres romains, tic-tac métallique, le réveil de Karine ou son imitation parfaite.
   Il le place à la hauteur de l'estomac, le maintient de ses deux mains, se recroqueville autour de lui, toujours dans le même coin de la pièce, aussi loin de la fenêtre que de la porte, pour ne pas craindre la lumière crue, l'intrusion des porteuses de plateaux, de balais, de seringues, êtres au regard méfiant, aux gestes retenus, ombres muettes qui se ressemblent toutes, vêtues de blanc, les femmes de sa vie. Dès qu'il baisse les yeux, un mouvement l'entraîne, le décor se modifie, le carrelage fait place à un parquet luisant dont chaque reflet est familier. Dans la pièce aux rideaux inertes, bourdonne un moustique qui ne s'est pas encore posé sur le plafond.
   Deux fois par jour, le disque blanc retrouve son apparence idéale, celle qu'il avait dans la grande demeure, parmi les poupées colorées, deux fois seulement, instants à guetter avec patience, à distendre jusqu'à l'infini. Le quatre n'est qu'effleuré, le neuf rayé par la marque plus longue et la flèche s'arrête un peu avant le onze. Les images cachées se remettent à vivre. C'est l'heure où la poitrine s'assagit, où bras et jambes refusent de battre, où les veines saillent sur le front de Karine. C'est l'heure où le silence n'est rompu que par le battement du temps, où les parents, dans l'ouverture de la porte, le félicitent de son geste par un sourire et un dernier crachat sur la petite garce.

extrait et fin de la nouvelle "L'ancêtre" in Petites tombes en viager, éditions Quorum, 1998 
Ce texte ne cesse de me stupéfier, intact à chaque lecture. Il m'a inspiré une peinture, une des rares dont je ne suis pas mécontente...   

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