Oeuvre de Gilbert * Glissements
[...] Le col de verre que l'on casse. L'aiguille qui plonge dans le liquide. La seringue que l'on remplit, que l'on pointe vers le haut pour en expulser,
d'une pression, l'air qui aurait pu s'y introduire. Le coton imprégné d'alcool. Plus les mouvements sont précis, plus il faut se montrer méticuleux, et moins on risque de penser, de s'égarer, de
capituler.
Après une semaine de pluie ininterrompue, le soleil s'est décidé à paraître et je me suis lancé dans une longue promenade à bicyclette, négligeant d'avertir ma mère. J'aime ces
escapades, loin des regards inquisiteurs. Sorti de la vallée, je ne rencontre personne qui, me connaissant, s'empresserait d'aller dénoncer à mon (faux) père le plus innocent de mes gestes ou me
sermonnerait au nom de ma soeur, ce petit ange rappelé à Dieu. Rien ne m'exaspère plus que cette expression qui me fait envisager leur paradis peuplé de monstres baveurs, spectacle propre à faire
désirer l'enfer.
A mon retour, la colère éclate. Je dois même essuyer une giffle, ce qui m'arrive rarement. La rancoeur de cet affront m'incite à en concevoir, sur le champ, le
châtiment. A cette époque, déjà, l'imagination est mon arme préférée. Ma mère porte la main à son coeur, ouvre la bouche, démesurément, à la recherche de l'air qui lui fait défaut, chancelle
et, voulant se rattraper à un guéridon, l'entraîne dans sa chute.
Je repose la seringue dans la trousse, avec le coton, l'ampoule brisée, l'alcool. Ne rien laisser traîner, aucun indice. Le médecin doit soigner, pas tuer. Je m'assois au
chevet de ma mère et je prends sa main décharnée, la caresse tendrement, tout en plaçant mes doigts sur la veine afin de sentir décroître la pression du sang.
fin de la nouvelle "Glissements", parue dans le recueil Les morts se suivent et se ressemblent, éditions Manya, 1992
dessin : "Seul parure..." par R.T.