Le blog de Flora

gilbert

Oeuvre de Gilbert * "De sinusite en vésicule biliaire"

23 Août 2008, 00:33am

Publié par Flora

[...] Paulette avait tellement confiance en lui depuis quarante-six ans... Comment se serait-elle douté ? S'il avait avoué son désir effréné d'aller au cinéma, elle ne l'aurait pas cru. Jamais il n'en avait manifesté l'envie et l'on ne change pas ses habitudes à deux doigts de la mort. Toujours, ils avaient partagé les mêmes activités, les promenades à bicyclette dans la campagne pour recueillir les plantes, les piétinements plus tardifs dans les trente mètres carrés  du jardin, horizon rétréci par l'âge, les rhumatismes.
   Entre eux, dès les premières semaines, les tâches avaient été réparties jusqu'au moindre détail : les deux baguettes de pain que Fernand rapportait dès l'ouverture  de la boulangerie, l'ordre dans lequel se nettoyaient les pièces de la maison, le bain hebdomadaire du vendredi, l'amour du mercredi, les cheveux coupés chaque deuxième lundi du mois. Tout avait basculé lors de la première opération de Paulette, celle de la vésicule biliaire. Abandonné à lui-même, Fernand découvrit les charmes du désordre, de la grasse matinée, des horaires incertains. A la sortie de l'hôpital, il se laissa entraîner par un titre sur une affiche
: Chronique d'une Mort annoncée. 
   Le lendemain puis tous les jours de la semaine, il retourna voir le même film, enchaîna les séances, deux, trois, l'après-midi, le soir. Son attention se concentrait sur la couleur d'une robe, le sillon d'une ride, les courbes d'un nuage, d'un rideau, les angles d'une cheminée. Il aurait été incapable de résumer l'histoire, ni même de situer les personnages, mais il pouvait surprendre le plus féru des cinéphiles en décrivant une paire de chaussures, un parapluie servant d'ombrelle, le crucifix pendu au cou de l'assassin, la forme des dentelles sur les balustres de l'église. Lorsqu'il rentrait chez lui, par une alchimie dont il n'était pas conscient, les peaux, les ombres, quelques sons, le coin d'un ciel trop bleu, tous les objets saisis par sa mémoire s'organisaient pour recréer un univers qui n'avait rien à voir avec Paulette.
   Malheureusement, les suites opératoires furent favorables, les biopsies ne révélèrent aucun cancer. La malade fut autorisée à réintégrer sa maison, encore fragile mais vigilante à tout ce qui troublait l'ordre établi. Il fallut ranger, brosser, épousseter, lessiver, retrouver la rigueur, la ponctualité. Après le déjeuner, la vaisselle rangée, l'herbier prenait place sur la table de la cuisine, ainsi que tout le matériel, les colles, les pinces, les encres, les ciseaux, les plaques de bois et les buvards entre lesquels séchaient les plantes. Fernand recopiait des noms latins, appliquait sur les pages des cadavres de fleurs. Inévitablement, elle lui reprochait d'endommager une pétale, de courber une tige. Il se souvenait que c'était l'heure de la première séance. [...]

Gilbert Millet : "De sinusite en vésicule biliaire" , extrait, in Ennemis très chers,  Manuscrit, 2001

Voir les commentaires

Oeuvres de Gilbert * Miniatures

19 Août 2008, 01:34am

Publié par Flora

Tireur
   Depuis Sarajevo, plus personne n'est abattu par des tireurs embusqués, des monstres qui se cachent derrière un fusil à lunette pour tirer tranquillement sur des passants qu'ils prennent pour des lapins.
   Non, la lâcheté n'a pas disparu ; on l'a enrobée dans l'anglais. Mourir d'une balle de sniper, c'est tout de même plus chic que de tomber sous les balles d'un tireur d'élite.

Recruteur
   Graphologie et numérologie, conseils d'un psychologue et d'un radiasthésiste, pour améliorer son recrutement Roger Ducoeur avait tout essayé et tout l'avait déçu. Lors d'un colloque, un autre chef d'entreprise lui conseilla la méthode fourchetière. Le candidat était placé en face d'une assiette vide et d'une fourchette à escargots. S'il triturait le couvert, c'était un grand nerveux. S'il se curait les ongles, c'était un pragmatique. Soixante-douze cas étaient prévus.
   Après six mois 'expérimentation, Roger Ducoeur dut se rendre à l'évidence : les croque-morts qu'il engageait ainsi ne semblaient pas plus heureux de vivre.

Raquette
   Ayant cru très longtemps que le racket était une forme de tennis permettant de s'approprier le bien d'autrui en le menaçant avec des cordes tendues sur une armature ovale et métallique, Bjorn attendait des "sixième" à la sortie de l'école et leur smashait le crâne, lobait le menton s'ils refusaient de lui donner un petit billet, un sac de billes, une photo de leur soeur ou un choco BN.

Quartier
  
Autrefois, le quartier n'était qu'une partie de la ville. On fréquentait le quartier latin sans se croire obligé de se couvrir d'un casque et d'un gilet pare-balles, sauf en mai 68. Il y avait même des gens qui habitaient les beaux quartiers.
   Maintenant, "quartier" est synonyme de jungle. On ne s'y aventure qu'avec des précautions, pour filmer des voitures incendiées, des revendeurs de drogue, au mieux quelques gamins retenant les murs avec leurs dos ou contraints de jouer au basket, la seule activité légale.
   Quand le gouvernement met en place de "nouveaux dispositifs" pour les quartiers, on sent que l'heure est grave, que les émeutes vont suivre.
   Même les quartiers d'orange se sentent mal à l'aise, pressés de disparaître en jus.

Gilbert Millet : MINIATURES, éditions Editinter, 1999

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Pavés du Nord

14 Août 2008, 10:42am

Publié par Flora

 
... Si on lui expliquait que le charbon a tué son mari, Raymonde protesterait. La mine ne tue pas. La mine ensevelit, parfois, elle asphyxie, écrase. C'est un tribut versé à la terre que l'on viole, un juste échange qui donne aux survivants la dignité de ceux qui ont risqué leur vie. A son époque glorieuse, quand elle oeuvrait dans l'industrie textile, Raymonde a vu des ouvrières perdre une phalange ou deux. Jamais elle ne s'est plainte. Affronter les machines de métal et les automatismes donne le droit de redresser la tête. La mine ne tue pas. Ce qui tue, c'est l'oisiveté, l'humiliation de ne plus servir à rien, d'attendre l'indemnité sans se mettre en danger, en n'étant plus personne. A chaque fosse qui fermait dans la région, Jean pleurait.
   Raymonde s'est couchée. Elle a éteint la lampe, allumant aussitôt les prunelles de Coron. Les chats n'ont pas la même vision que les humains. Raymonde non plus, qui voit le monde en noir et blanc, bloquée en 1948, l'année de son mariage. Son téléviseur ignore la couleur. Ses robes, ses bas sont anthracite. Le veuvage lui permet de remonter le temps. Elle régresse vers des époques lointaines où elle n'était pas née, l'époque des films muets, des images qui sautillent. Le rythme de Charlot, sa hanche rebelle ne le permettrait pas. Elle se contente du mutisme, refuse d'adresser la parole à son fils. Qu'il se marie d'abord!  [...]
   Pour sa retraite, Jean s'était organisé une vie simple. L'automne, l'hiver, arpenter les champs avec Alain, Lucien, Armand et quatre chiens, sur les traces des faisans, des lapins de garenne. La chasse fermée, s'installer au "Galibot", le café du village, jouer à la belote, vider des verres, toujours avec les trois copains mais sans les chiens. La bière est bienvenue dans les mois chauds. Elle irrigue l'ancien mineur, interdit à la houille de trop sécher à l'intérieur du corps.
   Malheureusement, les médecins guettaient, et leurs conseils stupides. A cinquante-cinq ans, renonçant à poursuivre  le gibier, à fréquenter le "Galibot", Jean s'est métamorphosé en malade aigre, trop désabusé pour lever le coude, entraîné dans un cercle vicieux : mal arrosé, le charbon des poumons s'est mis à protester davantage, à se coller en plaques, à défier les traitements, à restreindre les mouvements. Douze années d'agonie... 

Gilbert Millet : Pavés du Nord,  roman, éditions Quorum, 1997  (extrait)

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * "Tu es Pierre"

11 Août 2008, 10:41am

Publié par Flora

  ..."Quand il est entré dans mon cabinet, à onze heures trente, je l'ai trouvé détendu, apaisé, tout le contraire du violent impulsif que décrivait le rapport de police. Lorsque je lui ai demandé son nom, il a souri doucement et s'est contenté de me répondre : "Je suis Pierre". Je savais qu'il sortait d'un hôpital psychiatrique et je n'ai pas insisté. Je n'ai pas insisté non plus quand, au lieu de répondre à mes questions, il s'est mis à délirer, à m'expliquer que les mirages disparaissaient, que les socles devenaient des socs parce que les gens avaient perdu l'habitude de s'exprimer correctement et que s'il n'intervenait pas l'univers entier finirait par disparaître. A plusieurs reprises au cours de ce délire, il a répété : "Je suis Pierre", comme une évidence plus que comme défi. Il parlait de moins en moins vite, cela, je l'ai remarqué, mais les autres transformations ne me sont apparues que plus tard."
   Ce juge n'est pas différent des autres, aussi enfoncé qu'eux dans l'incompréhension. Il faudra pourtant qu'il réagisse au fait accompli. Alors seulement, on se préoccupera de ses dernières paroles que le greffier est en train de transcrire pour les analyser. Il sera encore temps d'agir. Son bras gauche ne bouge plus, il le sent depuis une ou deux minutes. De ce membre déjà mort, une sensation étrange vient irriguer tout son corps. Aucune douleur. Une lourdeur tout au plus, celle qui immobilise lentement ses paroles, qui assourdit les sons autour de lui. Il ne distingue plus que très mal les paroles du juge, retranché dans un brouillard, de l'autre côté du bureau.
    Tout va plus vite qu'il ne l'aurait cru. Les jambes, à leur tour, cessent d'obéir. Elles doivent blanchir, comme ses mains qui se parent peu à peu de l'éclat du marbre. "Tu es Pierre."  Il répète une dernière fois les mots, au ralenti, bercé d'un grand bonheur. Comment aurait-il réagi si son prénom avait été différent? Il ne pouvait pas l'être, tout simplement. Cette ultime certitude l'envahit tandis qu'il distingue l'effervescence autour de lui. Il ne voit rien, comprend tout cependant : le juge qui se lève, téléphone, l'agent qui se débat pour ôter ses menottes qui le lient à un bloc de pierre, le greffier qui ouvre la porte et qui appelle à l'aide. Que tout cela est drôle!
   " Quand vous rendez visite à Pierre Ventori dans son musée de Marseille, regardez bien son sourire. Jamais vous ne verrez tel sourire habiter un humain. Ce n'est pas de la joie qui se lit sur ses lèvres de marbre, encore moins de l'ironie ou toute forme vulgaire de satisfaction. C'est une pleine sérénité, le calme souverain du sacrifice, c'est le sourire du cercle refermé, de la boucle bouclée. C'est, au -delà du devoir accompli, tout le pouvoir des mots hautement rétabli."

extrait, fin de "Tu es Pierre"  in  Les morts se suivent et se ressemblent , éditions Manya  1992
Premier recueil de nouvelles, teintées de fantastique

Voir les commentaires

Oeuvres de Gilbert * "Poussière"

8 Août 2008, 09:54am

Publié par Flora

   "... Un mercredi des Cendres, tout bascula. Le halètement à ses côtés la réveilla avant l'aube. Sur l'oreiller voisin, une face bouffie cherchait avidement son souffle. A l'hôpital, le verdict fut celui qu'elle redoutait : allergie à la poussière.
   Nuit et jour, elle le veilla, ne s'accordant du repos que lorsque pilules et piqûres réussissaient à le soulager, à humaniser un instant ses traits distendus. On l'avait placé dans un bulle stérile où le mal aurait dû capituler. Il ne faisait que décroître, pour renaître de plus belle. La première, elle en décela la cause, en caressant  une de ses mains, avec un gant de caoutchouc. Sous ses doigts verts, presque insensiblement, des parcelles de peau se détachaient.
   "Tu es poussière et tu retourneras poussière."  Les mots lui revinrent immédiatement en mémoire. Elle s'enfuit se cloîtrer, seule, maniant désespérément les aspirateurs, se relevant chaque nuit pour parfaire un travail qui ne lui semblait jamais assez efficace. L'appartement vide reluisait ; de sa mémoire ne s'effaçait pas le souvenir du corps en train de s'émietter.
   Observé, étudié, sondé par des cohortes de spécialistes, d'étudiants en médecine, de journalistes, sans oublier les curieux que des infirmières complaisantes parvenaient à glisser à son chevet, il survécut un an. L'oedème s'était résorbé. Il n'avait pas repris pour autant son aspect normal, se dissolvant lentement dans l'air comme un sucre dans le café. Sa chair se désagrégeait, se craquelait. Dans la bulle où les tuyaux se multipliaient en vain, on ramassait, chaque soir, une large poignée de poussière.
    Elle refusa d'assister à l'enterrement, ne vit pas descendre au fond de la tombe la petite boîte remplie de poudre. Celui qui avait partagé quarante années de sa vie ne se trouvait pas là. Contre toute logique, elle l'espérait maintenant à ses côtés, reconstitué, ressuscité, préparait avec frénésie une chambre où le protéger.
   La veille de ses cent ans, un aspirateur cessa de fonctionner. Le second rendit l'âme le lendemain. Ce qui serait passé, quelques mois plus tôt, pour un épouvantable drame la laissa pratiquement indifférente. Elle vint s'asseoir dans un fauteuil, y resta plusieurs heures immobile, avant de changer de siège pour s'abandonner à nouveau. Le sommeil la fuyait, remplacé par une étrange sensation : comme usée par un siècle de vie, l'angoisse s'était décomposée. Non seulement la mort ne lui paraissait plus si repoussante mais elle se surprenait à la souhaiter.
   Quand elle se leva, au bout d'une semaine, ce fut pour se diriger vers la fenêtre. Double-rideau écarté, s'ouvrit le rempart qui clôturait son existence. La poussière voltigea dans la pièce, apportée par le vent, et elle l'accueillit avec soulagement, le reconnaissant dans ces particules qui dansaient gaiement au soleil. Après une si longue absence, il était revenu la délivrer, l'entraîner dans son vol léger.
   Elle s'était crue mortelle, par manque d'imagination. Qu'elle avait été naïve d'attendre si longtemps..."

extrait, fin    Gilbert MILLET : "Poussière" in Les morts se suivent et se ressemblent   éditions Manya 1992
Texte emblématique pour moi, car la première publication de Gilbert dans l'Union de Reims en 1990.

Voir les commentaires

Gilbert * Oeuvres * "Le Mépriseur"

4 Août 2008, 09:44am

Publié par Flora

  
"... Le livre sorti, libéré du carton où l'enserrait l'oubli, il souffle délicatement, pour chasser les minuscules grains de poussière qui auraient pu s'infiltrer au bord des pages, et c'est redonner vie à l'ouvrage, le réveiller d'un trop profond sommeil. Ensuite, il le place pieusement dans sa main gauche, aussi ouverte que possible, aussi ouverte que le permettent les doigts enkylosés, durcis, et, de la main droite, dont il contrôle tant bien que mal le tremblement, saisit entre le pouce et l'index le signet rouge qui coule au long de la feuille.
    C'est l'instant du recueillement. Un monde insipide et familier s'évapore devant un autre, plus fantasque, plus savoureux. Par caprice, indolence ou nécessité, il décide d'emprisonner les mots au vol,  de les composer miraculeusement devant ses yeux, de lettre en lettre. Une phrase à la fois, pas plus. Une phrase et se laisser emporter par les sons, les répéter à haute voix, les reprendre inlassablement, en modulant du chuchotement au cri, les faire siens puis se taire tandis que leur écho subsiste, sceller les paupières et succomber au charme avant de réagir, d'agripper les syllabes, les idées, d'épanouir en soi les sentiments.
    Afin de ne pas souffrir, de s'évader du corps noué, rebelle à la méditation, il s'est enfoncé, calé d'oreillers de toutes parts, dans le vieux fauteuil de cuir brun, juste sous la fenêtre. La phrase lue, il refermera le livre, pour malaxer les mots, argile tantôt douce et tantôt si rugueuse, pour les façonner, s'y incruster, les confier à sa fantaisie qui les métamorphosera, trahira ou vénérera, avant de butiner à l'infini, à la limite de sa concentration.
    Tout de suite, brutalement, comme si le destin se voulait, ce jour-là, facétieux, les lettres se détachent de la page, émergent du flou environnant :
    "On mourra seul; il faut donc faire comme si on était seul." 

extrait du roman : Le mépriseur , éditions Manya,  1993

Initialement, je n'ai voulu ajouter aucun commentaire à ces extraits des textes de Gilbert. Je ne peux résister cependant à l'envie de vous dire, à quel point, depuis les premières fois où je les ai lues, ces pages que je connais par coeur, me coupent le souffle par leur beauté... Le personnage, vieil homme reclus dans sa maison pour expier sa jeunesse, témoigne de la force des mots transmis par les livres, du pouvoir de rédemption que les grandes oeuvres exercent sur nous, les lecteurs. Et que dire donc de leurs auteurs?.... 

Voir les commentaires

Oeuvre de Gilbert * Miniatures

31 Juillet 2008, 09:03am

Publié par Flora

Kamikaze
      Quand je vois tant de jeunes, goût perverti par la publicité, entrer chez un confectionneur de nourritures rapides pour dévorer une triste viande hachée coincée entre deux tranches de pain douceâtre, j'ai envie de fondre du ciel en kamikaze et de m'abattre sur ces lieux de débauche, la nuit, aux heures de fermeture, afin de ne tuer aucun des inconscients mangeurs. Après tout, ne leur manque qu'un peu d'éducation. 
       Malheureusement, j'ai le vertige. La simple idée de monter dans un avion me donne des nausées. Alors je me résigne. Le bandeau sur la tête, je fonce, à pied, sur McDonald's. Je me fracasse le front sur les portes vitrées.

Jetable
       Paul refusait de s'encombrer.
      -  Dans notre société, répétait-il sans cesse, on a le culte de la matière. On ne cesse d'entasser. Le vrai révolutionnaire, c'est l'inventeur des produits jetables, briquet, rasoir ou appareil photo, tout ce qui disparaît après l'usage.
       Il se consacrait à l'élaboration d'objets périssables, la minibrosse à dent qui ne servait qu'une fois  et intégrait le dentifrice, la montre en pâte d'amande que l'on mangeait le soir, avant de se coucher, le pistolet qui se désagrégeait sous la chaleur de son unique coup de feu, le député dont le mandat, non renouvelable, durait six mois, la prothèse de hanche irrécupérable à la mort du patient.
        Quand sa femme lui signifia qu'elle l'avait assez vu, il l'admit parfaitement et se précipita dans le vide-ordures.

Eprouvette
      M'en fiche qu'ils se disputent. Ils peuvent même s'étrangler, divorcer. C'est pas mes vrais parents. Ils pouvaient pas avoir d'enfants. Ils ont tout essayé, même l'aide de l'oncle Arthur.
      S'ils crient encore, je m'en irai. Je marcherai dans la rue. Je chercherai partout. Je finirai bien par les trouver, ma mère porteuse, mon père donneur de sperme.

Extraits de  Miniatures  de Gilbert Millet, éditions EDITINTER,  1999

Voir les commentaires

Gilbert * Oeuvres

27 Juillet 2008, 01:05am

Publié par Flora


"...
La promenade date de 1821, quand j'habitais encore Milan ou la Turquie déjà. Une rapide soustraction m'accorde trente-huit ans. Mathilde va naître dans un siècle, Mathilde ou plutôt R., sans croix sous l'initiale, juste une étoile comme au plafond de la Vallée des Rois. La promenade... Arrivé sur la côte en bateau, j'ai marché longtemps, ainsi qu'il faut le faire pour s'imprégner d'un paysage. Le chemin pentu se couvre d'un peu de neige, site désert et silencieux. Très haut dans le ciel bleu, un aigle rôde. Pour l'instant, je préfère laisser à ma gauche les vestiges de la cité, ne pas me diriger vers le théâtre qui d'ordinaire m'attire le premier. Le sentier me conduit jusqu'à la nécropole de Thermessos, vers les centaines de sarcophages, de mausolées aux pierres brisées dans les séismes, éventrés, retournés, fouillés par les racines. Ils sont inoccupés. Ici, nulle momie pour me singer. Rien que du vide.
   Il n'est pas venu aujourd'hui et je m'inquiète, tant nos rencontres paraissaient immuables. Je suis resté des heures devant la fenêtre, les reins bloqués, le dos courbé, le nez collé aux gouttes d'eau sur la vitre. Le temps est au crachin, une pluie morne, étriquée, comme mon existence. Au carrefour, l'enseigne rouge clignote dans la grisaille. Ne manquent que les fumées de lignite pour me ramener à Istanbul, dans des quartiers rongés par les pluies aigres, très loin des minarets et des mosquées dessinées par Sinan, très loin d'Aya Sofya repeinte en rose. Dans les ruelles de Cihangir, les chevilles se tordent sur les pavés disjoints, éclaboussées par les dolmus, ces hannetons rayés de jaune. L'enseigne rouge clignote dans la grisaille. Trop de lumière encore...
   Depuis quelques semaines, je me perds dans le labyrinthe des dates, dans le faisceau des lieux, et il me laisse seul devant la cheminée éteinte, avec mon tisonnier rouillé. La rue des Vieux-Jésuites se noie dans le brouillard, un brouillard rouge et noir venu de Cihangir. La place Grenette est effacée, les arbres déracinés. L'esprit refuse de rajeunir, de remonter les deux cents ans. Têtu, il en revient toujours au 5 juillet 43."... 


extrait de "La Momie"  in Petites tombes en viager, éditions Quorum, 1998

Voir les commentaires

Gilbert * Oeuvres

20 Juillet 2008, 19:59pm

Publié par Flora


" ...Le fauteuil vide dans le studio témoigne du drame qui vient de se jouer. Le présentateur larmoie : du sang sur le trottoir, le chloroforme, la fillette prostrée, Adam Eve enlevé. Dernière trace de sa présence, les pantoufles narguent Elsa, en travers du couloir, à deux mètres de la porte d'entrée. Les ranger reviendrait à enterrer l'absent, les pousser sur le côté, pour que les visiteurs ne trébuchent pas, à le marginaliser, le reléguer. Elle opte pour l'hommage, un cercle de fleurs autour des chaussons usés jusqu'à la corde, comme s'il s'agissait d'une dépouille. Après tout, si l'écrivain ne s'aimait pas, il adorait ses pantoufles. Elles représentaient le sous-marin du professeur Tournesol, un requin de métal. La pression des doigts de pied, la vieillesse ont eu raison de chaque pointe : les extrémités la bâillent en gueules démesurées.
   Il était incollable sur les aventures de Tintin, savait que le "Djebel Amilah" et le "Karaboudjan" ne sont qu'un seul bateau, que Foudre Bénie a des visions bien que myope comme une taupe de Weï- Pyiong, que le marquis di Gorgonzola est une identité postiche de Rastapopoulos, que la fusée lunaire se pose au centre du Cirque Hipparque où les Dupond-Dupont ne seront jamais clowns, que dans le cauchemar d'Haddock un innocent pic-vert peut devenir la Castafiore. Zorrino, Wolff, Lampion, le Maharadja de Rahajpoutalah faisaient partie  de ses intimes. Aux yeux d'Elsa, cette passion constituait une preuve suplémentaire de sa fragilité d'enfant, une raison de plus de l'épauler, le protéger.
   Elsa le dorlotait, cajolait ses rêves d'immortalité, collectionnait les articles dans la presse, allant jusqu'à en inventer, avec la complicité de son frère, imprimeur. Le soir, pour endormir son écrivain, elle imaginait ses phrases traduites en films, en images tridimensionnelles, en opéras virtuels, inscrites dans le ciel par des lasers, portées jusqu'aux confins des galaxies par des acteurs-robots, scandées dans le vocabulaire rudimentaire d'une langue unique, l'américain des prochains siècles. Le doute, cependant, refusait de le quitter : et s'il n'était qu'un gratouilleur de pages, voué à la fosse commune de l'oubli?"...


extrait de Gilbert Millet : "Pour la bonne case" , in  Le Déchant, éd. Nestiveqnen, 2005

   

Voir les commentaires

Miniatures

16 Juillet 2008, 13:47pm

Publié par Flora

Pour contrer - un peu - l'effet des pages précédentes à la mémoire de Gilbert pour ceux qui fuient l'idée de la mort la trouvant sinistre (cependant la date du 2e anniversaire de la sienne imposait le thème...), je publie ici quelques extraits du recueil de textes courts "Miniatures".

HEMATOME
   Les policiers, la famille, le juge d'instruction, personne ne voulait en démordre. Si l'on retrouve un corps couvert d'hématomes, il ne peut s'agir d'une simple crise cardiaque. C'était pourtant ce que prétendait l'autopsie. On finit par délivrer le permis d'inhumer.
   Dans le quartier, la chasse à l'assassin se poursuivit pendant six mois, jusqu'à ce que l'épouse avoue ce qui avait causé les bleus. Son mari décédé n'accédait au plaisir que lorsqu'elle le frappait avec un ours en peluche dont le corps dissimulait un vieux fer à repasser.

TRIPTYQUE
   Sur le panneau central, il m'a représenté en goéland. Le jour de mon mariage, je survole un naufrage, dans toute la splendeur de mes vingt-sept ans.
   A droite, il m'a rogné les ailes. Chômeur et divorcé, je piétine, ridicule albatros de Baudelaire, la quarantaine usée.
   A gauche, je n'ai plus de bec. Je me nourris avec une paille, à moins que les gardiens du zoo ne préfèrent me gaver. La foule aime ce spectacle d'un vieil oiseau déchu.
    Si l'on referme le triptyque, la vérité éclate. Je suis poulet fermier, raté sans envergure qui va passer à la casserole.

THALASSOTHERAPIE
   Depuis qu'on lui a greffé un coeur de cochon, Joël passe ses vacances dans un centre de thalassothérapie, par amour des bains de boue.

extraits de Miniatures de Gilbert MILLET, éditions Editinter, 1999

Voir les commentaires

<< < 10 11 12 13 > >>