Oeuvre de Gilbert * "De sinusite en vésicule biliaire"
[...] Paulette avait tellement confiance en lui depuis quarante-six ans... Comment se serait-elle douté ? S'il avait avoué son désir
effréné d'aller au cinéma, elle ne l'aurait pas cru. Jamais il n'en avait manifesté l'envie et l'on ne change pas ses habitudes à deux doigts de la mort. Toujours, ils avaient partagé les mêmes
activités, les promenades à bicyclette dans la campagne pour recueillir les plantes, les piétinements plus tardifs dans les trente mètres carrés du jardin, horizon rétréci par l'âge, les
rhumatismes.
Entre eux, dès les premières semaines, les tâches avaient été réparties jusqu'au moindre détail : les deux baguettes de pain que Fernand rapportait dès l'ouverture de la
boulangerie, l'ordre dans lequel se nettoyaient les pièces de la maison, le bain hebdomadaire du vendredi, l'amour du mercredi, les cheveux coupés chaque deuxième lundi du mois. Tout avait
basculé lors de la première opération de Paulette, celle de la vésicule biliaire. Abandonné à lui-même, Fernand découvrit les charmes du désordre, de la grasse matinée, des horaires
incertains. A la sortie de l'hôpital, il se laissa entraîner par un titre sur une affiche : Chronique d'une Mort annoncée.
Le lendemain puis tous les jours de la semaine, il retourna voir le même film, enchaîna les séances, deux, trois, l'après-midi, le soir. Son attention se concentrait sur la
couleur d'une robe, le sillon d'une ride, les courbes d'un nuage, d'un rideau, les angles d'une cheminée. Il aurait été incapable de résumer l'histoire, ni même de situer les personnages,
mais il pouvait surprendre le plus féru des cinéphiles en décrivant une paire de chaussures, un parapluie servant d'ombrelle, le crucifix pendu au cou de l'assassin, la forme des dentelles sur
les balustres de l'église. Lorsqu'il rentrait chez lui, par une alchimie dont il n'était pas conscient, les peaux, les ombres, quelques sons, le coin d'un ciel trop bleu, tous les objets saisis
par sa mémoire s'organisaient pour recréer un univers qui n'avait rien à voir avec Paulette.
Malheureusement, les suites opératoires furent favorables, les biopsies ne révélèrent aucun cancer. La malade fut autorisée à réintégrer sa maison, encore fragile mais vigilante à
tout ce qui troublait l'ordre établi. Il fallut ranger, brosser, épousseter, lessiver, retrouver la rigueur, la ponctualité. Après le déjeuner, la vaisselle rangée, l'herbier prenait place sur la
table de la cuisine, ainsi que tout le matériel, les colles, les pinces, les encres, les ciseaux, les plaques de bois et les buvards entre lesquels séchaient les plantes. Fernand recopiait des
noms latins, appliquait sur les pages des cadavres de fleurs. Inévitablement, elle lui reprochait d'endommager une pétale, de courber une tige. Il se souvenait que c'était l'heure de la première
séance. [...]
Gilbert Millet : "De sinusite en vésicule biliaire" , extrait, in Ennemis très chers, Manuscrit, 2001