Oeuvre de Gilbert * "Le cadavre de Staré Mesto"
[...] Il ne reviendra jamais, parti avec des souvenirs qui ne sont pas les siens, parti avec Frieda qu'il ne m'a pas rendue. J'ai déchiré le dessin de l'escrimeur, avant d'errer le long de la Vltava. Ces nuits-là, malgré le couvre-feu en vigueur depuis l'irruption des chars soviétiques, je guettais devant un bâtiment invisible. La rue longe un parc touffu. Dans l'air une odeur moite, comme les étreintes que j'imagine au-delà de ces murs. Frieda et Franz. Cet oeil de boeuf dans la toiture... Une vitre est moins opaque, moins sombre que les autres. Je crois entrevoir un visage. Quel jour était-ce ? Le 31 août ? Le premier septembre ? Le 2. Le 3. Dix fois, vingt fois, je suis allé raser les grilles. J'avançais lentement, guettant l'espace entre deux hêtres. Seuls des lambeaux de la façade résistaient au camouflage des feuilles. Moi qui aimais les arbres, je me prenais à haïr tant de verdure. Aucune personne sensée n'oserait proférer une telle affirmation mais je le dis bien haut : la lettre est née de cette haine. Pouvais-je deviner que Frieda sauterait par la fenêtre du commissariat ? Cinquième étage. Staré Mesto. Le corps qui se disloque. Un cadavre de plus dans cette copie de Prague.
Ne me retire pas mon poste, Altesse. Puisque j'ai si longtemps vécu pour toi, laisse-moi maintenant mourir aussi pour toi ! Ne laisse pas murer le tombeau auquel j'aspire.
Les pastilles blanches refusent de grandir. Au milieu du pont Charles, je me suis arrêté. Une anecdote venait d'envahir mon esprit. Pour rendre plus solide le mortier nécessaire à la construction du pont, les maçons souhaitaient y inclure du jaune d'oeuf. On fit venir de la campagne des chariots d'oeufs. Craignant qu'ils ne cassent pendant le voyage, les paysans envoyèrent des oeufs durs ! Je viens de comprendre soudain. Kafka n'est pas avec Frieda. Il n'existait que pour me détourner de mon obsession. Gardien de mon tombeau, il devait m'empêcher d'errer pour l'éternité dans cette ville absurde. Comment pourrais-je désormais revenir en arrière ?
Certains croient aux vampires. Libre à eux de se rassurer. Survivre est une imposture. Seul est doux le néant.
fin de la nouvelle, publiée en 2006 (posthume) dans le N° 20 de la revue Hauteurs.
C'est un des plus beaux textes de Gilbert (je reviendrai à d'autres extraits), reflet de son amour de Kafka, de Prague et ses fantômes...