Le blog de Flora

Oeuvre de Gilbert * "Le photographe" 3.

28 Novembre 2008, 12:53pm

Publié par Flora

   Un vendredi matin, après sept jours de drôle de guerre, ce que les autres appellent une lune de miel, Elise attaque sur tous les fronts, fixe un ultimatum. Je renonce à me battre. Armée de juin 1940, inconsistant et résigné, je me répands dans la campagne, emportant pêle-mêle sur les routes de France les matelas et les conserves, les bijoux de famille et trois soupçons de dignité. Je me souviens, mon père l'a si souvent raconté que les Stukas devaient leur efficacité aux hurlements de sirène qui semaient la panique  parmi les réfugiés avant de les cribler de balles. Elise me fait le même effet. C'est d'une voix stridente qu'elle impose sa loi. Les cordes vocales se pincent. le yeux fusillent. Je rends les armes, j'armistice dans la honte. Je lui fais don de ma personne.

   Le barbu se présente aussitôt, coup de sonnette pusillanime, paroles mielleuses et raclements de gorge. Il serait facile d'ignorer sa main humide, de laisser la mienne sur l'estomac qu'elle masse pour hâter la digestion. Sournois, je pourrais écraser les phalanges. J'ai la poigne solide. Les doigts du gringalet ne résisteraient pas. Je les entends croquer, craquer, esquilles dans la chair, beaux hématomes. Dans un sursaut d'humour, mon 18 juin modeste et instinctif, je saisis au fond de ma poche une pièce de cinq francs et je la place dans sa paume ouverte. Elise tourne le dos, emporte sous son bras le visiteur vaincu. Apparemment, la farce ne lui plaît pas.

    Quarante-trois heures de jeûne, deux nuits de fièvre et d'estomac tordu. Ma résistance culmine, le midi, devant le réfrigérateur héroïquement scellé. Dans la chambre noire, j'agrandis le sein gauche de Perrine, son pied droit. Des particules blanches flottent encore dans la maison. Elise me maudit toujours dans des nuages de plâtre. Les portes claquées font partie de ses spécialités, au même titre que le coq au vin, la tarte Tatin, l'appât du gain. Elle ne maîtrise pas son impatience vindicative. je ne lui en veux pas. La réussite, les beaux contrats des magasines sanguinolants, elle les veut pour moi aussi.

    A l'aube, mon oreille cède au claquement de la serrure, mes narines au parfum chaud du chocolat, mon oeil à la vue de la pile de croissants. Une capitulation consommée la bouche pleine, à l'heure où le curé carillonne une messe basse. Chassés de leur clocher, les pigeons revanchards ricanent dans mes pommiers. Elise et moi... Nous vieillirons ensemble, perdant nos dents, nos seins et nos cheveux, enfermés aux "Glycines", aux "Résédas", hospices aux noms riants, aux odeurs rances. Devenus sourds, nous réciterons les dialogues de toujours, chamailleries sans fin qui entretiennent les illusions :

   "Ce n'est pas le talent qui compte, bredouillera-t-elle dans son dentier. C'est l'image, c'est l'impact. Il faut choquer, happer."

   Je répliquerai en expulsant un jet informe de salive :

    "Mes cadavres sont timides. Un pouce, une omoplate, leur pudeur les empêche d'en montrer plus."

   Elle m'ordonnera de prendre un mouchoir, d'essuyer mon menton. J'obéirai.

la suite... 

 

   

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F
Et ton excellente lecture a rendu dans toutes ses nuances son humour caustique et en sensible dérision.
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L
je reconnais une partie du texte que j'ai lu <br /> ave une joyeuse cruauté à Valenciennes<br /> et découvrir cette prose implacable est<br /> jouissif
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