Sándor Márai * Mémoires de Hongrie (FÖLD, FÖLD !...)
(...) Assurément, les alcools français sont excellents. Ils dilatent les vaisseaux capillaires et permettent à l'oxygène véhiculé par le sang, ce suc nourricier de la conscience, de parvenir rapidement au cerveau. Où était donc ma place? En Europe occidentale, cette terre brûlée que les mensonges avaient rendue sourde? Ou me fallait-il rentrer à Budapest? Mais que trouverais-je alors chez moi? La "Patrie"? Je n'avais nulle envie de faire de grandes déclarations ni de me bercer d'illusions. Cependant, il existe dans la vie des moments où nous croyons entendre une réponse, surprendre un message. C'est ce qui m'arriva ce soir-là. Et tout comme deux décennies auparavant, dans une situation analogue, la réponse fut prononcée tout bas. Oui, il fallait que je rentre en Hongrie où personne ne m'attendait, où je n'avais ni "rôle" à jouer ni "mission" à accomplir - mais où se pratiquait la langue hongroise, l'unique sens de ma vie.
Je venais de le comprendre une fois de plus, de le comprendre pleinement. Car, au fond, jeune ou grisonnant, je ne m'étais vraiment intéressé qu'à la langue hongroise, et à son expression la plus élevée, la littérature. Une langue que, parmi les milliards d'habitants de cette planète, seuls dix millions d'individus comprenaient et une littérature qui, prisonnière de cette langue, n'avait jamais réussi - malgré les efforts héroïques de plusieurs générations - à révéler au monde sa véritable essence. Mais cette langue et cette littérature représentaient pour moi la vie, dans toute sa plénitude. Car c'est uniquement en cette langue que je puis exprimer ce que j'ai à dire. (Et c'est seulement en elle que je puis taire ce que je veux passer sous silence.) Je ne suis ce que je suis que dans la mesure où je peux formuler, en hongrois, ce que je pense. Par exemple, en cette soirée du 10 février 1947, la certitude que ma seule "patrie" est la langue hongroise. C'est pourquoi je devais, de toute urgence, rentrer en Hongrie pour y vivre et attendre le moment où il me serait à nouveau possible d'écrire librement. (...)
(...) Devant le pont d'Enns, sur la ligne de démarcation de la zone d'occupation soviétique, un militaire russe entra dans le compartiment et me demanda mon passeport. Vêtu d'un uniforme impeccable, c'est avec une rigueur toute militaire, mais non sans courtoisie, que ce soldat rouge dévisagea les voyageurs. Il examina longuement mon passeport, compara mon visage avec la photo qui s'y trouvait et, en silence, mais sans se départir de sa politesse, il me rendit le document, me salua en portant la main à sa toque, referma la porte derrière lui et s'en fut. Je le suivis du regard et me dis que ce soldat était certes un ennemi, qu'il avait commis nombre d'atrocités en Hongrie et qu'il allait sans doute en perpétrer bien d'autres, qu'il pourrait assurément me dépouiller de tous mes biens, voire me tuer, mais - et c'était là une certitude - il ne méprisait pas le Hongrois que j'étais. (A l'Ouest, j'avais souvent eu à affronter, moi, voyageur venu de l'Est, des regards de commisération polie.) (...)
traduction de Georges Kassai et Zéno Bianu
Un extrait de plus de ce livre qui me parle tant... Intéressant, son attitude envers la langue, que je ne partage pas mais que je comprends. Je ne peux m'empêcher de penser au tragique de son destin : il émigre en 1948, en passant par l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, il s'établit aux Etats-Unis et se suicide en 1989.
Je venais de le comprendre une fois de plus, de le comprendre pleinement. Car, au fond, jeune ou grisonnant, je ne m'étais vraiment intéressé qu'à la langue hongroise, et à son expression la plus élevée, la littérature. Une langue que, parmi les milliards d'habitants de cette planète, seuls dix millions d'individus comprenaient et une littérature qui, prisonnière de cette langue, n'avait jamais réussi - malgré les efforts héroïques de plusieurs générations - à révéler au monde sa véritable essence. Mais cette langue et cette littérature représentaient pour moi la vie, dans toute sa plénitude. Car c'est uniquement en cette langue que je puis exprimer ce que j'ai à dire. (Et c'est seulement en elle que je puis taire ce que je veux passer sous silence.) Je ne suis ce que je suis que dans la mesure où je peux formuler, en hongrois, ce que je pense. Par exemple, en cette soirée du 10 février 1947, la certitude que ma seule "patrie" est la langue hongroise. C'est pourquoi je devais, de toute urgence, rentrer en Hongrie pour y vivre et attendre le moment où il me serait à nouveau possible d'écrire librement. (...)
(...) Devant le pont d'Enns, sur la ligne de démarcation de la zone d'occupation soviétique, un militaire russe entra dans le compartiment et me demanda mon passeport. Vêtu d'un uniforme impeccable, c'est avec une rigueur toute militaire, mais non sans courtoisie, que ce soldat rouge dévisagea les voyageurs. Il examina longuement mon passeport, compara mon visage avec la photo qui s'y trouvait et, en silence, mais sans se départir de sa politesse, il me rendit le document, me salua en portant la main à sa toque, referma la porte derrière lui et s'en fut. Je le suivis du regard et me dis que ce soldat était certes un ennemi, qu'il avait commis nombre d'atrocités en Hongrie et qu'il allait sans doute en perpétrer bien d'autres, qu'il pourrait assurément me dépouiller de tous mes biens, voire me tuer, mais - et c'était là une certitude - il ne méprisait pas le Hongrois que j'étais. (A l'Ouest, j'avais souvent eu à affronter, moi, voyageur venu de l'Est, des regards de commisération polie.) (...)
traduction de Georges Kassai et Zéno Bianu
Un extrait de plus de ce livre qui me parle tant... Intéressant, son attitude envers la langue, que je ne partage pas mais que je comprends. Je ne peux m'empêcher de penser au tragique de son destin : il émigre en 1948, en passant par l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, il s'établit aux Etats-Unis et se suicide en 1989.
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