Imre Kertész * Discours de Stockholm 6.
"Par contre, elle (la linéarité, note du trad.) me menait à des conclusions sidérantes. La linéarité exigeait de combler entièrement les situations données. Elle rendait impossible que j'enjambe élégamment, mettons, vingt minutes de temps, tout simplement parce que ces vingt minutes béaient devant moi comme un étrange et effrayant trou noir, à l'image d'une fosse commune. Je parle des vingt minutes passées sur la rampe ferroviaire du camp d'extermination de Birkenau, le temps que les gens descendus du train arrivent devant l'officier chargé de la sélection. Moi-même, j'ai gardé un vague souvenir de ces vingt minutes mais le roman exigeait de ne pas faire confiance à ma mémoire. Après avoir lu nombre de témoignages, de confessions, de souvenirs de survivants, j'ai constaté qu'ils étaient presque tous d'accord pour dire que tout s'était passé très vite et imperceptiblement : on a arraché les portes des wagons, ils entendaient des hurlements et des aboiements de chiens, les hommes et les femmes ont été séparés, et dans une violente bousculade, ils arrivaient devant un officier qui, après un rapide coup d'oeil, indiquait quelque chose de son bras tendu, puis ils se sont retrouvés d'un coup dans une tenue de prisonnier.
Je gardais un autre souvenir de ces vingt minutes. A la recherche de sources authentiques, j'ai lu en premier les récits purs et cruellement autodestructeurs de Tadeusz Borowski, parmi eux celui intitulé "Au gaz, messieurs-dames !" Plus tard, je suis tombé sur une série de photos prises par un soldat SS, représentant les arrivages d'humains sur la rampe de Birkenau et qui avaient été découvertes par des soldats américains dans la caserne des SS du camp libéré de Dachau. J'ai regardé ces images avec stupeur. De beaux visages souriants de femmes, de jeunes gens au regard intelligent, pleins de bonnes intentions, de sollicitude de coopérer. J'ai compris pourquoi et comment ils ont pu occulter ces vingt minutes humiliantes d'inaction et d'impuissance. Et en pensant que cela se répétait de la même façon chaque jour, chaque semaine, chaque mois durant de longues années, j'ai pu avoir un regard sur la technique de l'effroi, et comprendre, comment on peut retourner contre l'homme sa propre nature humaine."
trad. Rózsa Tatár
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