Le blog de Flora

Imre Kertész * Discours de Stockholm 6.

7 Août 2008, 09:28am

Publié par Flora

   "Par contre, elle (la linéarité, note du trad.) me menait à des conclusions sidérantes. La linéarité exigeait de combler entièrement les situations données. Elle rendait impossible  que j'enjambe élégamment, mettons, vingt minutes de temps, tout simplement parce que ces vingt minutes béaient devant moi comme un étrange et effrayant trou noir, à l'image d'une fosse commune. Je parle des vingt minutes passées sur la rampe ferroviaire du camp d'extermination de Birkenau, le temps que les gens descendus du train arrivent devant l'officier chargé de la sélection. Moi-même, j'ai gardé un vague souvenir de ces vingt minutes mais le roman exigeait de ne pas faire confiance à ma mémoire. Après avoir lu nombre de témoignages, de confessions, de souvenirs de survivants, j'ai constaté qu'ils étaient presque tous d'accord pour dire que tout s'était passé très vite et imperceptiblement : on a arraché les portes des wagons, ils entendaient des hurlements et des aboiements de chiens, les hommes et les femmes ont été séparés, et dans une violente bousculade, ils arrivaient devant un officier qui, après un rapide coup d'oeil, indiquait quelque chose de son bras tendu, puis ils se sont retrouvés d'un coup dans une tenue de prisonnier.
    Je gardais un autre souvenir de ces vingt minutes. A la recherche de sources authentiques, j'ai lu en premier les récits purs et cruellement autodestructeurs de Tadeusz Borowski, parmi eux celui intitulé "
Au gaz, messieurs-dames !"  Plus tard, je suis tombé sur une série de photos prises par un soldat SS, représentant les arrivages d'humains sur la rampe de Birkenau et qui avaient été découvertes par des soldats américains dans la caserne des SS du camp libéré de Dachau. J'ai regardé ces images avec stupeur. De beaux visages souriants de femmes, de jeunes gens au regard intelligent, pleins de bonnes intentions, de sollicitude de coopérer. J'ai compris pourquoi et comment ils ont pu occulter ces vingt minutes humiliantes d'inaction et d'impuissance. Et en pensant que cela se répétait de la même façon chaque jour, chaque semaine, chaque mois durant de longues années, j'ai pu avoir un regard sur la technique de l'effroi, et comprendre, comment on peut retourner contre l'homme sa propre nature humaine."

trad. Rózsa Tatár

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F
Question insoluble à laquelle se heurtaient beaucoup d'écrivains (Primo Levi, Jorge Semprun, Paul Celan etc.) Kertész lui-même en parle dans un entretien : "Ma propre survie, je la dois peut-être au fait d'être passé d'une dictature à l'autre,ce qui m'a épargné d'immenses désillusions." Beaucoup ont écrit et se sont quand-même suicidés après.
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M
Merci Flora pour cette traduction, Imre Kertész est un Grand Homme par ce témoignage viscéral, vital pour lui, je pense. Comment ne pas écrire, créer après tant d'abomination ? On pourrait se poser la question inverse comment écrire, créer après ? Que choisir devant une telle d'aberration, la vie ou la mort ? La joie est une grâce accordée, le sourire en est sa manifestation, le joie sauve. Une question me reste...Et moi, qu'est-ce que j'aurais fait ? Où, la joie dont je parle tant ?...Les juifs sont un peuple fort, choisi, ils ont porté le message du Dieu vivant jusqu'à nous, pour les autres minorités, je pense que la force vraie est dans le petit reste. Merci encore pour ces moments partagés avec l'humanité.
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L
eh oui!,hélas ou tant mieux,accompagnant tant de mes chères bêtes vers...leurs fins.J'ai remarqué cette sérénité ...ce "sourire" léger<br /> et la simplicité banale de ce passage...malgré<br /> parfois de grandes souffrances...contexte du discours ou pas elle décrit (JE le pense ainsi!)ce même état curieux et intermédiaire<br /> d'avant une fin reconnue.
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F
Pour ce qui concerne le contexte du "Discours..." de Kertész, je pense que les gens dont il parle sourient parce qu'ils n'imaginent pas un instant ce qui les attend...
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F
Tu te l'as posée souvent?... J'avoue que je ne sais pas. Je n'ai vu personne le faire - d'ailleurs, je n'ai vu qu'une seule personne mourir et il ne souriait pas...
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