Bribes de mémoire 12. De mon grand-père paternel (3)
Les années de paix, mon grand-père fait vivre sa famille tant bien que mal en vendant la force de ses bras. Toute la famille doit y contribuer : ma tante est
bonne chez des gens aisés, mon père, à six ans, garde le troupeau d'oies d'un paysan et mes grands-parents sont saisonniers, au gré de la demande pour les travaux des champs. De
temps à autre, on confie à mon grand-père un troupeau de bovins à conduire jusqu'au fameux marché à bestiaux, à pied, à deux cents kilomètres plus loin, dans la célèbre plaine de Hortobágy,
devenue grande attraction touristique de nos jours. A l'époque, c'est la route de tous les dangers, repère de détrousseurs de grand chemin. La nuit, on fait halte dans des auberges plus ou moins
louches et le matin, on peut se réveiller dépouillé de l'argent du marché, l'argent qui ne vous appartenait même pas ! C'est ce qui arrive à mon grand-père un soir où il a l'impression de tomber
dans un sommeil sans fond...
Chemin faisant, il apprend sa géographie, en récitant par coeur les noms de tous les villages traversés et, trente ans plus tard, nous apprenons à les réciter avec lui, à notre tour,
mon frère et moi.
En hiver, il nous fabrique des jouets rudimentaires et extraordinaires, mon grand-père, à partir de tiges de maïs reliées avec des allumettes : une paire de boeufs tirant une
charrette. Lorsque nous le supplions de nous faire un dessin, ses doigts déformés par le travail dur ont du mal à tenir le crayon pour exécuter l'unique dessin dont il a l'habitude : un cheval
qui commence immanquablement par un grand 2...
Il ne nous gronde jamais, pourtant, nous évitons de désobéir devant sa gentillesse désarmante. Déjà vieux, il est très fier d'être encore capable, démonstration à l'appui, d'exécuter
un poirier impeccable qu'il a, jadis, au sommet de la gloire, produit sur le toit d'une maison, en haut de la cheminée !
Je n'ai jamais vu mon grand-père aller à la messe. Cependant, le soir, la mémoire le restitue se préparant au coucher, à l'immuable rituel du pliage lent et scrupuleux de ses
habits, aux murmures de ses prières perpétuelles qui se terminent en recommandant à la grâce de son dieu les noms de tous ceux qu'il aime...
la suite suivra...