Le blog de Flora

memoires

Bribes de mémoire * 4. Enfance, premiers souvenirs

5 Août 2008, 23:50pm

Publié par Flora

  Vu de l'extérieur, ce monde est pauvre. A ma naissance et même à celle de mon frère deux ans plus tard, nous n'avons pas encore l'électricité. Le souvenir âcre de la lampe à pétrole est très vivant dans ma mémoire. Je revois la main précautionneuse de ma grand-mère, préposée à la tâche, qui verse du pétrole dans le réservoir arrondi en opaline, remonte la mèche et coupe le bout consumé, puis l'allume avant de reposer délicatement le verre sur le support. La flamme vacillante devient miraculeusement lumière amplifiée qui éclaire la pièce en cercles concentriques, excepté les recoins sombres, peuplés de monstres imaginaires où nous n'osons pas nous aventurer avec mon frère : les adultes prennent soin de nous apeurer dans le but de nous faire tenir tranquilles. La flamme bouge et dessine des ombres mystérieuses sur le mur blanc badigeonné de chaux. Dans un coin, la partie arrondie, parcourue d'une banquette du four à pain contre lequel on réchauffe délicieusement le dos en hiver. Son ouverture se trouve dans l'entrée, c'est par là qu'on le préchauffe avec des tiges de maïs séchées et du bois et, lorsque  les parois et le fond en briques sont à point, on peut pousser la braise sur le côté pour enfourner, à l'aube, la pâte à pain, préparée, levée plusieurs fois pendant la nuit. Les gros pains ronds et dorés sortent quelque temps après de ce mystérieux Athanor et nous avons droit aussitôt à de gigantesques tartines fumantes qui absorberont délicieusement le saindoux fondu. Au printemps, on les agrémente de fines rondelles d'oignon nouveau par-dessus le saindoux parsemé de la poudre écarlate du paprika.  Est-ce ma madeleine à moi, madeleine rustique dont le goût me remonte, intact, à la bouche quelques décennies après?... 
    Un beau jour, la fée électricité est branchée dans la maison. Quelle magie! Je dois avoir environ quatre ans  -  mon frère commence à peine à parler  -  quelques lambeaux de souvenirs remontent à la surface : nous nous tenons par la main et toute la famille chante et danse sous la maigre ampoule de 25 watts qui nous semble un somptueux éblouissement après notre brave lampe à pétrole que nous conserverons encore longtemps pour les cas de courts-circuits.
    L'électricité apporte la radio avec des noms de stations lointaines et énigmatiques : Stavanger, Vilnius, Trieste... et nous regarde avec son unique oeil émeraude. Le soir, parfois, nous écoutons, agglutinés autour du poste, un match de football, une pièce de théâtre ou une opérette. Le monde entre dans la maison, un monde réduit, il est vrai, mais nous, les enfants, ne le savons pas.

  
    la suite suivra...

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Bribes de mémoire 3. Antique pédagogie

28 Juillet 2008, 18:01pm

Publié par Flora

   
Ce rythme immuable façonnait mon enfance avec ses contrastes et ruptures violentes. La proximité de la nature imposait sa cadence, chaque saison bien distincte comportait ses préoccupations et ses événements majeurs, immanquablement. Ces cycles étaient rassurants dans leur perpétuité.
   J'étais enfant à une époque sans télé. Cette différence cruciale est devenue un lieu commun et pourtant... On vivait en "tribu" avec les bons et les mauvais côtés de la chose. Trois générations sous le même toit. D'âpres luttes entre bru et belle-mère pour le territoire, mari  -  et fils  -  entre deux feux. Ceci dit, la bataille aboutie, chacun gardait un rôle plus ou moins important, y compris les enfants. Au lieu de les ensevelir sous des cadeaux, de les clouer devant l'écran, pour qu'on n'en parle plus, pour qu'on ne les entende plus, ils devaient participer, proportionnellent à leur âge et force physique aux tâches communes. Toujours la même histoire de confiance  et d'initiation !  C'était une antique pédagogie dictée par les nécessités : les enfants devaient pouvoir remplacer les adultes, les prendre en charge à leur tour, le moment venu, dans une lignée inchangée et, pendant longtemps, sans l'espoir de sortir des rangs des démunis. L'espoir consistait à ne pas faire pire, à manger simplement à sa faim.
   Les petits enfants grandissaient avec les grands-parents. Ainsi, la vieillesse n'était pas une déchéance honteuse à cacher au fond des mouroirs sentant la pisse et le désinfectant, entre des mains plus ou moins compatissantes, mais un phénomène dans l'ordre des choses; l'enfant était élevé dans le sentiment fort d'un devoir futur envers ses parents et les vieux savaient qu'ils auraient leur place jusqu'au bout au sein de la famille. Image angélique et idéalisée par un passéisme nostalgique et réactionnaire?  Bien sûr, tout n'était pas aussi idyllique : cela supposait un solide sens du compromis de part et d'autre et qui manquait souvent. Les guerres, les disputes entre générations étaient fréquentes et dévastatrices. Beaucoup de jeunes couples furent ébranlés ou pulvérisés par intervention parentale, incapable de se résigner à partager amour, biens et pouvoir. Les vieux n'étaient pas toujours choyés avec respect, loin s'en faut. Mais la chaîne entre les générations existait et transmettait une image de continu, de perpétuel même. Et ainsi, mon enfance sans télé m'a enseigné les mondes successifs révolus de mes grands-parents et de mes parents, par leur bouche, par leur talent naturel de conteurs des veillées.

la suite suivra...

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Bribes de mémoire * 2. Saisons...

21 Juillet 2008, 09:31am

Publié par Flora

   L'enfance... on dit que c'est le réservoir magique dans lequel on puisera toute sa vie, les bonnes choses comme les mauvaises. Pour moi, ce sont des images fugitives, des sensations fortes qui m'imprègnent à jamais et qui conditionnent sans doute la façon de recevoir les sensations futures. C'est un lieu commun d'affirmer que l'enfance devrait être un émerveillement au monde, perpétuel : les écrivains en font le matériau inépuisable de leur inspiration.  Je me sens humble devant la tentation de ramasser les miettes de ma mémoire pour retrouver le cheminement qui mène à ce que je suis maintenant. Je suis certaine que chaque instant de notre vie représente un trait minuscule qui complète, qui modifie l'oeuvre, qui s'y ajoute, pour composer le dessin final. Comme le disait mon professeur de dessin quand j'avais dix ans : il ne faut effacer aucun de ces "traits chercheurs", le trait juste se trouve parmi eux et il faut garder la trace du cheminement.
   L'enfance, c'est l'été torride, le tremblement de l'air sous le disque flamboyant du soleil. C'est la sensation de la poussière chaude de la rue sous les pieds nus. C'est le spectacle dantesque des orages d'été, des éclairs transperçant la noirceur épaisse des nuages et le tonnerre qui suit de près : preuve que la foudre n'est pas tombée loin. Des pluies diluviennes qui lavent tout et rafraîchissent comme un seau d'eau et qui ne durent pas. Coup de colère violente et n'en parlons plus.
   C'est aussi l'hiver blanc et glacial, sous un ciel de plomb : à chaque instant, la neige, interminable, peut se mettre à tomber, en flocons duveteux qui fondent sur les cils et sur la langue. On a l'impression  que le jour ne se lève qu'à moitié, juste pour expédier le nécessaire et impatient de se calfeutrer à nouveau.
   Entre les deux? L'irruption violente et subite du printemps, dès la fonte des neiges : explosion de parfums et de douceur dans l'air, d'un jour à l'autre, pas de demi mesure! Les pruniers, les cerisiers qui bordent les rues  se couvrent de fleurs, les sillons noirs des champs se dégourdissent des gels et exhalent l'arôme de la germination. Le soleil réchauffe la face engourdie du monde.
   Quant à l'automne, c'est la transition plus lente où la chaleur s'épuise et se calme en douceur, la poussière brûlante tiédit et le soleil devient de plus en plus opaque : il chauffe en caressant. En hongrois, le dernier éclat de l'été indien s'appelle "l'été des vieilles" : une dernière clémence avant de s'éteindre. 

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Bribes de mémoire 1. Hiéroglyphes mystérieux

18 Juillet 2008, 19:48pm

Publié par Flora

   Comment faire pour que le monde ressuscité très personnel ait un intérêt quelconque pour autrui? Qui plus est dans une langue d'adoption, capable de traduire les sensations premières de l'enfance, le parfum très particulier des acacias en fleur un soir de printemps ou celui de l'herbe folle au bord du chemin, après l'averse... Ce parfum est celui d'un pays, celui d'une enfance. Et chaque pays, chaque enfance a le sien comme nulle part ailleurs.
   Europe Centrale... Petit pays entouré de toutes parts. La mer est si loin, un rêve si lointain que finalement, on se fait une raison : on n'en a pas besoin, on s'en passe. D'autant plus qu'à cette époque, on ne peut guère espérer voyager pour approcher l'océan.
   Je suis issue du petit peuple démuni, d'une famille de chair à canon. Chaque génération a eu sa guerre mondiale : la première pour les grands-pères, la deuxième pour le père à qui on demande de prouver jusqu'à la quatrième génération en arrière qu'il n'y a pas de juifs dans la famille, sinon, au lieu d'être envoyé au front, il aurait atterri directement dans un camp de travail, antichambre des camps de concentration. Le choix est, certes, d'un avantage tout relatif... mais il en est revenu.
   Une année, j'ai fait des recherches dans des archives poussiéreuses du presbytère. Remontant au 18e siècle  -  plus avant, les incendies, les guerres permanentes contre l'envahisseur ottoman avaient tout réduit en cendres  -  je suis tombée sur mes ancêtres lointains, qualifiés avant 1848 de "serfs", "servus" en latin. J'ai eu un curieux serrement de coeur. Aurai-je été gonflée d'une secrète satisfaction si j'avais découvert du sang bleu dans mes veines? Ce n'est pas que j'avais tellement d'illusion avant d'entamer ces recherches, mais ce mot "serf" m'a quand-même explosé à la figure. Ces pages jaunies ont concrétisé le sentiment flou que j'avais depuis toujours : dans mes gènes, la lignée de mes ancêtres est inscrite quelque part en hiéroglyphes mystérieux ; leur physique trapu de laboureurs sans terre, leur misère, leur résignation, avec, peut-être quelques apports exotiques dus aux multiples invasions. Mon patronyme même ne serait-il pas cadeau  d'un obscur Mongol, aventurier traînant avec les hordes de Batou, fils de Djenguiz khan qui ont devasté le royaume de Hongrie au treizième siècle? Ou alors plus tard, durant le siècle et demie d'invasion ottomane? Il avait dû s'y plaire tellement qu'il a engendré ma lignée paternelle, une lignée de serfs...


début d'un autre feuilleton...

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