Bribes de mémoire * 4. Enfance, premiers souvenirs
Vu de l'extérieur, ce monde est pauvre. A ma naissance et même à celle de mon frère deux ans plus tard, nous n'avons pas encore l'électricité. Le souvenir âcre de la lampe à pétrole est très vivant dans ma mémoire. Je revois la main précautionneuse de ma grand-mère, préposée à la tâche, qui verse du pétrole dans le réservoir arrondi en opaline, remonte la mèche et coupe le bout consumé, puis l'allume avant de reposer délicatement le verre sur le support. La flamme vacillante devient miraculeusement lumière amplifiée qui éclaire la pièce en cercles concentriques, excepté les recoins sombres, peuplés de monstres imaginaires où nous n'osons pas nous aventurer avec mon frère : les adultes prennent soin de nous apeurer dans le but de nous faire tenir tranquilles. La flamme bouge et dessine des ombres mystérieuses sur le mur blanc badigeonné de chaux. Dans un coin, la partie arrondie, parcourue d'une banquette du four à pain contre lequel on réchauffe délicieusement le dos en hiver. Son ouverture se trouve dans l'entrée, c'est par là qu'on le préchauffe avec des tiges de maïs séchées et du bois et, lorsque les parois et le fond en briques sont à point, on peut pousser la braise sur le côté pour enfourner, à l'aube, la pâte à pain, préparée, levée plusieurs fois pendant la nuit. Les gros pains ronds et dorés sortent quelque temps après de ce mystérieux Athanor et nous avons droit aussitôt à de gigantesques tartines fumantes qui absorberont délicieusement le saindoux fondu. Au printemps, on les agrémente de fines rondelles d'oignon nouveau par-dessus le saindoux parsemé de la poudre écarlate du paprika. Est-ce ma madeleine à moi, madeleine rustique dont le goût me remonte, intact, à la bouche quelques décennies après?...
Un beau jour, la fée électricité est branchée dans la maison. Quelle magie! Je dois avoir environ quatre ans - mon frère commence à peine à parler - quelques lambeaux de souvenirs remontent à la surface : nous nous tenons par la main et toute la famille chante et danse sous la maigre ampoule de 25 watts qui nous semble un somptueux éblouissement après notre brave lampe à pétrole que nous conserverons encore longtemps pour les cas de courts-circuits.
L'électricité apporte la radio avec des noms de stations lointaines et énigmatiques : Stavanger, Vilnius, Trieste... et nous regarde avec son unique oeil émeraude. Le soir, parfois, nous écoutons, agglutinés autour du poste, un match de football, une pièce de théâtre ou une opérette. Le monde entre dans la maison, un monde réduit, il est vrai, mais nous, les enfants, ne le savons pas.
la suite suivra...