Bribes de mémoire 34. Vestiges et poids morts
Je viens de grimper les trente-six marches qui mènent à mon bureau (c'est dire que ce pèlerinage est rare) pour me replonger dans le capharnaüm qui renferme quelques vestiges de mon histoire. J'ai l'impression de marcher sur des sables mouvants, parmi des documents en désordre, en attente d'être triés et sévèrement élagués. Je me demande parfois pourquoi je tiens à garder des bouts de souvenirs que je ne revois que rarement, tant le risque est grand de me faire capturer dans leurs filets sournoisement tendus...
Des conseils sages vous exhortent à mettre de l'ordre dans vos affaires (et dans votre vie), de vous débarrasser de ces poids morts que vous traînez comme des chaînes à vos pieds, de regarder ainsi allégé vers l'avenir. Cependant, c'est plus difficile à entendre qu'à écouter. Je suis de la génération d'une période de vaches maigres, à qui on a seriné à longueur de temps qu'il ne fallait rien jeter car ça pouvait servir ! que la maison était pleine de bouts de ficelles et de bouts de toutes sortes de choses qui pouvaient servir ! Cela devient forcément une seconde nature. Les poches de mon père - et de mon grand-père déjà ! - contenaient toujours, outre son canif, de vrais bouts de ficelles qui servaient à attacher des choses qu'il transportait sur sa bicyclette. Combien de fois je l'ai vu brandir triomphalement la petite pelote en disant: "Vous voyez ? Si je n'étais pas prévoyant..." et cela le confortait dans sa position de celui qui a toujours une solution sous la main.
Ma mère, dans des bouffées de besoin de renouveau, faisait régulièrement des razzias sur le grenier, sur des tiroirs et des placards, mines de trésors révolus, et c'est ainsi que je voyais disparaître cahiers et livres d'écolier, vieux journaux et revues et même des meubles..., jusqu'à ce que je proteste énergiquement. Depuis, j'essaie de rapatrier (tiens ! où est donc cette patrie -là ?) petit à petit les vieilleries auxquelles je tiens.
Et c'est là que j'en arrive à l'essentiel : la cause principale de mon passéisme ne réside pas dans l'utilité très hypothétique des objets mais dans le fait simple qu'ils sont habités par les traces du vécu, des gens qu'ils ont côtoyés, des mains qui les ont touchés. Ils sont des preuves irréfutables de ma réalité, de la véracité d'un passé évanoui que je n'aurai pas seulement rêvé...
la suite suivra...