Le blog de Flora

memoires

Bribes de mémoire 34. Vestiges et poids morts

28 Avril 2009, 15:53pm

Publié par Flora

  
   Je viens de grimper les trente-six marches qui mènent à mon bureau (c'est dire que ce pèlerinage est rare) pour me replonger dans le capharnaüm qui renferme quelques vestiges de mon histoire. J'ai l'impression de marcher sur des sables mouvants, parmi des documents en désordre, en attente d'être triés et sévèrement élagués. Je me demande parfois pourquoi je tiens à garder des bouts de souvenirs que je ne revois que rarement, tant le risque est grand de me faire capturer dans leurs filets sournoisement tendus...
   Des conseils sages vous exhortent à mettre de l'ordre dans vos affaires (et dans votre vie), de vous débarrasser de ces poids morts que vous traînez comme des chaînes à vos pieds, de regarder ainsi allégé vers l'avenir. Cependant, c'est plus difficile à entendre qu'à écouter. Je suis de la génération d'une période de vaches maigres, à qui on a seriné à longueur de temps qu'il ne fallait rien jeter car ça pouvait servir !  que la maison était pleine de bouts de ficelles et de bouts de toutes sortes de choses qui pouvaient servir ! Cela devient forcément une seconde nature. Les poches de mon père  -  et de mon grand-père déjà !  -  contenaient toujours, outre son canif, de vrais bouts de ficelles qui servaient à attacher des choses qu'il transportait sur sa bicyclette. Combien de fois je l'ai vu brandir triomphalement la petite pelote en disant: "Vous voyez ? Si je n'étais pas prévoyant..." et cela le confortait dans sa position de celui qui a toujours une solution sous la main.
   Ma mère, dans des bouffées de besoin de renouveau, faisait régulièrement des razzias sur le grenier, sur des tiroirs et des placards, mines de trésors révolus, et c'est ainsi que je voyais disparaître cahiers et livres d'écolier, vieux journaux et revues et même des meubles..., jusqu'à ce que je proteste énergiquement. Depuis, j'essaie de rapatrier (tiens ! où est donc cette patrie -là ?) petit à petit les vieilleries auxquelles je tiens.

   Et c'est là que j'en arrive à l'essentiel : la cause principale de mon passéisme ne réside pas dans l'utilité très hypothétique des objets mais dans le fait simple qu'ils sont habités par les traces du vécu, des gens qu'ils ont côtoyés, des mains qui les ont touchés. Ils sont des preuves irréfutables de ma réalité, de la véracité d'un passé évanoui que je n'aurai pas seulement rêvé...
la suite suivra...

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Bribes de mémoire 33. Coeur d'artichaut

23 Avril 2009, 19:06pm

Publié par Flora

   Il ne faut jamais se moquer des sentiments amoureux qu'éprouvent les enfants, même très jeunes. Je suis persuadée que ces tourments ressemblent fortement à ce qu'ils éprouveront plus tard, adultes. Et l'on peut causer des dégâts irréparables en manquant de respect pour ces émois, sources de souffrances et d'éblouissements intenses.
   En ce qui me concerne, j'ai toujours été sujette à des coups de foudre à retardement. Dans un premier temps, une rencontre même agréable ne déclenche rien, puis au moment où l'on s'y attend le moins, le calme plat vole en éclats, comme si le poison avait besoin d'un certain délai pour s'infiltrer et faire son effet.

   On peut le regretter ou non, et sans radoter sur les bons vieux temps où notre jeunesse rendait la vision de l'existence tellement plus exaltante, nos flirts étaient bien plus chastes, longtemps platoniques, ce qui n'enlevait rien à l'intensité des sentiments. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été une grande amoureuse mais je divulguais rarement mes attirances. Je peux en parler maintenant car ces temps semblent tellement révolus que je me sens à l'abri, du haut d'une certaine sérénité débutante. Je pouvais même éprouver des sentiments très forts simultanément, envers plusieurs personnes comme si j'avais le coeur à tiroirs multiples. Un coeur d'artichaut... Heureusement, un chagrin d'amour ne durait jamais longtemps, chassé par un nouveau coup de foudre. Les séparations étaient dues au destin : quitter un pays à la fin du séjour. D'autres amours enfouies, je pouvais en traîner la cicatrice profonde durant des années, sans qu'elles m'empêchent de vivre. Je ne me suis engagée corps et âme qu'en rencontrant Gilbert et les coups de foudre ont cessé miraculeusement.

   J'étais étudiante lorsqu'une amie m'a entraînée chez une voyante qui habitait, de façon pertinente, face à un cimetière. C'était une vieille dame qui lisait dans les cartes et les lignes de la main avec une grande réputation. Je me rappelle d'une seule phrase de ce charabia : "Je vois surtout des étrangers autour de vous. " L'année suivante, je suis partie à Moscou pour toute l'année universitaire, suivie d'un semestre à Leningrad. Ce sont de merveilleuses années d'apprentissage de la langue russe, de la mentalité, du mode de vie si différents de chez nous, malgré les régimes "frères". Les nombreux voyages nous ont amenés jusqu'en Asie centrale, à travers la Géorgie, l'Arménie, la Crimée, les pays baltes. La vie d'étudiant nous laissait beaucoup de loisirs pour l'apprentissage de la vie adulte aussi, tout simplement.
la suite suivra...

  

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Bribes de mémoire 32. L'histoire de J.

17 Avril 2009, 15:13pm

Publié par Flora

   Que faudrait-il faire pour que ces miettes sans prétention de la mémoire deviennent de la littérature (pour répondre à certaines questions qui m'étaient posées) ? Sans même évoquer la question du talent, atteindre, je pense, les limites du dicible, sinon passer au-delà. Mehmet Güleryüz, peintre istanbouliote dont j'ai fréquenté l'atelier durant 3-4 ans, me disait : "Toi, tu n'es pas prête à sauter dans le ravin !" Il avait raison, il a toujours  raison... Se mettre en danger vertigineusement, dans l'ivresse des mots sortis des tripes, cachés ou non derrière le voile clément de la fiction ou explorer le langage pictural en puisant aux mêmes sources, en se heurtant au mur de l'impuissance  -  c'est, bien sûr, frôler la folie ! Sinon, on reste dans les sentiers prudents, pépé, mémé dispensant gentiment leurs souvenirs enjoués, leurs conseils bienveillants et radoteurs ! Evidemment, cela dérange moins ! On peut se laisser bercer dans la douceur des paysages et bouquets lénifiants des mauvais tableaux de dilettante : aucun danger ni pour l'auteur ni pour le spectateur, les puces ne sont pas secouées et l'on respire à l'économie, en attendant la cloche qui sonne la fin de la récréation...
   
   Que puis-je raconter de gentillet après une telle introduction ? L'histoire en pointillé de J. peut-être. Il faut que je retourne aux années du lycée. Elle est l'une des plus brillantes de notre classe qui est de très bon niveau dans l'ensemble. Discrète, taciturne même, elle est excellente dans toutes les matières. Physiquement, l'adolescence la bride étroitement dans des complexes douloureux : son joli corps est affligé d'une pilosité assez abondante, elle doit épiler ses sourcils, son visage et ses jambes. Tacitement, nous la soupçonnons très amoureuse d'un de nos professeurs, sentiment qui empourpre son visage à chaque interrogation. Elle est appelée à un brillant avenir, tout comme sa soeur aînée, plus légère, plus jolie.
   Je la revois vingt-sept ans plus tard, à un repas de classe. Elle est toujours aussi silencieuse, peut-être même davantage. Elle est accompagnée de jumelles ravissantes âgées d'une dizaine d'années et d'un vieux monsieur que je soupçonne être son père. Il s'avère être le mari. De temps en temps, J. sort de la salle, puis revient un peu plus blême. On m'apprend discrètement son alcoolisme profond... Peu de temps après, la nouvelle de sa mort me parvient. Elle a quarante cinq ans.

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Bribes de mémoire 31. Mon père pleure...

9 Avril 2009, 13:14pm

Publié par Flora

   Les grandes vacances se terminent, du moins la moitié, passée chez mes parents. A cinq heures du matin, notre voiture quitte la rue pour se lancer dans les 1650 kilomètres qu'elle devra avaler jusqu'au soir, à travers six pays, pour ainsi dire, presque toute l'Europe. Pendant des années, ce rituel se répète, toujours aussi douloureux. Par la lunette arrière, nous suivons jusqu'au derniers mètres, les deux silhouettes rapetissant progressivement, pour disparaître dans le virage. Mes parents. D'année en année, ce n'est pas seulement la distance qui les rapetisse. A cinq heures, le jour commence seulement à se montrer ; on les distingue à peine. A chaque fois, la même pensée me serre le coeur : vais-je les revoir ?
   Lorsqu'un homme pleure, c'est beaucoup plus dur à supporter. On est habitué, en quelque sorte, aux larmes féminines qui se déclenchent facilement, atténuant les douleurs.
   Les larmes discrètes, pudiques de mon père, au moment de ces séparations, apparaissent avec l'âge, comme si la résistance morale s'effilochait en même temps que la résistance physique.
   Auparavant, je me souviens de l'avoir vu pleurer deux fois. Nous sommes au milieu des années cinquante, c'est la rentrée scolaire. Le grand jour, mon père m'accompagne à l'école ; il est en uniforme de lieutenant de réserve : bottes cirées, large ceinturon, et képi rond et plat que l'on appelle "tányérsapka"  -  képi en forme d'assiette  -  et qui forme une minuscule bosse au sommet du crâne. Je suis très fière d'être escortée par ce beau et imposant militaire et je ne lui lâche pas la main une seconde pour que tout le monde sache que c'est mon père. 
   Il est en permission, affecté à la frontière yougoslave, à ramasser les mines qui y étaient implantées les années précédentes pour maintenir à distance Tito, "le chien enchaîné" ("láncos kutya") à la solde des impérialistes. Il raconte comment on procède pour détecter les mines avec un long bâton pointu qu'il ne faut pas planter au mauvais endroit sinon la mine peut sauter et le militaire avec ! Il nous raconte aussi les morts et les mutilés qui sont remplacés aussitôt par des encore valides. A chaque départ, il fait ses adieux en larmes car nous ne savons pas si nous le reverrons...
  L'hiver 1957-58 est très rigoureux. Mon père prend, pour quelques semaines, un travail saisonnier de bûcheron, difficile et dangereux, pour le salaire moins misérable qu'ailleurs. La Tisza, notre rivière blonde aux forts courants et aux tourbillons meurtriers habituels est gelée à 30-40 centimètres de profondeur. Les bûcherons doivent la traverser à pied, il n'y a pas de pont à proximité. Par endroit, la glace plus ou moins épaisse se brise et la rivière prend des victimes qui disparaissent sous la glace, emportées par les courants. Ecrasant quelques larmes d'adieu, mon père part vers 4 heures du matin, avec son casse-croûte sous le bras, dans la nuit noire éclairée par la neige immaculée.

la suite suivra...
 
  

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Bribes de mémoire 30. "L'élite du pays"...

4 Avril 2009, 10:48am

Publié par Flora

   Le professeur Lorant du Perroquet de Budapest dit à un endroit : "Le populaire me faisait peur alors, et, je le crains, encore aujourd'hui. " Sa sincérité est louable tout au long du récit. Un pacte à la manière de Rousseau dans ses Confessions : "un homme dans toute la vérité de la nature", sans rien dissimuler.

 

  En ce qui me concerne, le populaire ne m'a jamais fait peur, je le connais de l'intérieur et je sais pertinemment qu'il est beaucoup plus complexe qu'un regard hautain, craintif ou condescendant puisse laisser supposer.

 

   Je suis étudiante à la faculté de lettres à Szeged quand une vive discussion  m'oppose à une camarade. Issue des milieux anciennement petits-bourgeois  -  mais logés désormais à la même enseigne  -  elle s'inquiète des "quotas" appliqués aux étudiants venus des milieux populaires. "Qu'en sera-t-il de l'élite du pays?" s'écrie-t-elle. Ce cri du coeur me pique à vif. Outre que je ne me sens pas une privilégiée du nouveau régime (j'ai passé le concours d'entrée et obtenu le maximum de points sans aucun "coup de pouce"), je trouve injuste de s'approprier ainsi l'héritage des "élites" comme si elles ne pouvaient être composées que de ceux qui en descendaient en droite ligne, voulant continuer ainsi à fermer la porte devant les enfants de ceux qui en avaient déjà été exclus depuis des siècles... Dans ma révolte, le regard bleu de mon grand-père refoulé du paradis de l'école, l'éternelle frustration de ma mère pour ses rêves d'institutrice interrompus par la guerre, mes parents qui avaient bien "une bonne tête" mais il ne suffisait pas d'être repéré par l'instituteur : tout le cortège de mes ancêtres m'ayant portée la première à l'université me suggère, bien plus efficacement que n'importe quelle propagande officielle que "le savoir est un pouvoir". Il faut connaître pour comprendre l'immense charge des siècles de résignation qui soudain se déchire pour entrevoir les portes du savoir! Si nos gènes transportent des informations séculaires, les miens sont particulièrement insistants pour me rappeler le devoir et la richesse de la fidélité.

La suite suivra...  
  

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Bribes de mémoire 29. Dictature du prolétariat...

3 Mars 2009, 15:02pm

Publié par Flora

   Je me dis souvent que mon côté "difficilement impressionnable" vient aussi de mon père. Je suis particulièrement insensible au décorum, aux honneurs médaillés, à la hauteur des postes et des fonctions. Je trouve la phrase de Montaigne jubilatoire : "Au plus élevé trône du monde, si* (*néanmoins) ne sommes assis que sur notre cul."  Du moment que vous êtes conscient de la profondeur de la portée de cette idée, elle vous ôte tout complexe devant la vanité des pouvoirs relatifs et vous n'accordez plus votre admiration qu'aux richesses véritables et inaltérables : celles du coeur et de l'esprit (j'entends "coeur" dans le sens symbolique des capacités empathiques et émotionnelles maîtrisées). Et cela, bien évidemment, ne dépend pas de la place que vous occupez.

   Mon père ne cherche jamais à se placer près du feu. Il part à la guerre avec un CAP de meunier. Par la suite, il fait plusieurs métiers très variés, du cafetier au bûcheron, au gré des possibilités qui s'offrent à lui pendant les années de tous les bouleversements de l'après-guerre. La dictature communiste s'installe, sous la protection de l'armée soviétique. Rákosi est un fidèle disciple de Staline, le pays se transforme dans une gaieté de façade institutionnelle et forcée, tandis que derrière les coulisses, les gens se courbent dans le silence de la peur. La campagne paye un lourd tribut, obligée de rendre à l'état deux tiers de toute récolte : du lait, des oeufs, de la viande de l'unique cochon que l'on est autorisé de tuer dans l'année, des légumes, du maïs, du blé... De tout. Celui qui essaie de tricher en déclarant moins et en cachant le surplus est sévèrement puni avec prison ou bagne, très dissuasifs, sans autre forme de procès. La parole est particulièrement surveillée. Nous les enfants, n'y comprenons que les mines de conspirateurs des adultes qui doivent cacher quelque chose de grave. J'entends souvent le mot "finánc"  (prononcer "finantz") qui prend, à mes yeux d'enfant de 4-5 ans, des allures de père fouettard effrayant et dont il convient de tout cacher et de se méfier au plus haut point car il a l'habitude de passer à l'improviste et souvent la nuit, pour vérifier si on a tout bien déclaré...
    Comment peut-on imaginer que j'aie pu garder des souvenirs d'une enfance heureuse et ensoleillée dans des conditions aussi étouffantes, du moins vu de l'extérieur ? Je suis persuadée que tout vient de la magie des parents qui ont réussi à préserver notre insouciance en cachant leurs préoccupations majeures. Mais ce n'est que la moitié de leur vérité. Ces années de dictature aboutissant à la révolte de 1956, pour eux comme pour beaucoup de déshérités des régimes précédents, représentent une réelle amélioration par rapport au passé. C'est la première fois qu'ils entendent qu'ils sont des citoyens à part entière, que ce pays leur appartient, que l'école et la santé sont gratuites et qu'ils ont le droit de relever la tête... Du moins dans le discours... mais c'est déjà énorme, vous savez...
la suite suiva...

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Bribes de mémoire 28. L'épisode des plants de melon

25 Février 2009, 18:04pm

Publié par Flora

 
   La silhouette de mon père émerge souvent des abîmes de la mémoire : plus j'avance dans l'âge, plus je ressens des similitudes de caractère qui nous rapprochent. Adolescente, je m'opposais souvent à lui ; lors de nos disputes orageuses, chacun de nous voulait avoir le dernier mot : en cela aussi, nous nous ressemblions ! Cependant, je n'ai aucun souvenir de fessée ni de gifle durant toute la période de mon enfance. A une exception près : l'épisode mémorable des plants de melon... Je l'ai retenue non pas à cause de son caractère traumatisant, plutôt pour le cas unique qu'elle représente. Et je suis sans doute la seule à m'en souvenir encore...

  Mon père, passionné d'expériences agri-culturelles, crée une mini-serre dans le jardin, aux prémices du printemps, et il y sème des pépins de melon. Il bichonne littéralement ce cadre d'un mètre carré, recouvert d'une vitre qu'il soulève quelques heures dans la journée pour aérer les plants de melon qui commencent à montrer leur nez. Je ne sais pas quel petit diable me pousse, mais, suivie fidèlement de mon frère de presque deux ans mon cadet, je propose d'essayer de marcher à pied nu sur la vitre... pour voir si ça tient... Et ça ne tient pas du tout ! Immédiatement, je me rends compte de la catastrophe, des éclats de verre parmi lesquels surnagent quelques pauvres plants écrabouillés dans leur tendre verdure. Tous irrécupérables ! Miraculeusement, nous n'avons même pas une égratignure à nos pieds nus.

   Je dois avoir 5 - 6 ans à tout casser (pour ainsi dire...). Ma mère tente de sauver les meubles ; elle suggère de dire à mon père que c'est en voulant aérer que nous avons lâché la vitre. L'innocence de mon frère ignore le mensonge et fait échouer le plan de sauvetage. Effrayée, je vois mon père détacher sa ceinture  -  je l'ai toujours sous les yeux, cette ceinture terriblement large !  -  et je m'assois précipitamment sur un tabouret pour épargner mes fesses maigrelettes... Mon père me soulève par un bras et je reçois un seul coup de ceinture symbolique : j'ai l'air si effaré que sa colère retombe. C'est la seule fois où sa tendresse à toute épreuve n'a pas résisté à celle-ci...

la suite suivra... 

 

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Bribes de mémoire 27. Les yeux dans les yeux

15 Février 2009, 17:17pm

Publié par Flora

Et voilà!  Prise d'une bouffée de narcissisme et faisant fi de la réserve que je m'étais imposée à ce jour, je publie ma photo (un peu usée par les aléas du temps et de nombreux déménagements sans ménagements), prise à l'âge de trois ans environ (pas tout à fait car c'est l'été et je suis de mi-octobre)  - sans aller jusqu'à vous dire il y a combien d'années... Comme je ne cesse de faire des allers et retours vers un passé de plus en plus lointain dans le souci de le ressusciter, j'ai eu soudain l'envie de me "regarder" dans les yeux, dans ces yeux d'enfant dont il doit rester quelque chose... Et je m'y retrouve effectivement un peu ! Surtout depuis que j'ai découvert la première nécessité d'être indulgeant avec nous-même...

   Je vois les trois noeuds artistiquement confectionnés par ma mère : aux épaules de la petite robe brodée par elle-même et dans les cheveux, indispensable pour faire joli... Nous sommes chez le photographe car posséder un appareil-photo demeure un luxe inaccessible à l'époque pour beaucoup. Que puis-je pressentir à ce moment de ce qui m'attend dans la vie ? Les voyages, les séjours et les langues diverses, le long cortège de connaissances et d'amis qui demeurent fidèles depuis de longues années, l'amour, la maternité, les deuils, les souffrances aussi et l'art d'être grand-mère... Ce que je vois dans mes yeux d'enfant - et j'en suis certaine - c'est la curiosité, la soif de découvertes, une confiance naïve et inébranlable en ce qu'elles peuvent m'apporter et cette source n'a jamais tari...

  J'aime cette petite fille confiante qui me demande parfois des comptes. Ai-je trahi sa confiance ? Pas trop, je l'espère.

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Bribes de mémoire 26. La vache et la sorcière

9 Février 2009, 20:00pm

Publié par Flora

 
   Dans mon enfance, je suis bercée d'histoires de sorcières, racontées par mes grands-parents et par de vieilles voisines comme des expériences vécues, par conséquent, qui ne souffrent pas de doute. Je me souviens de ma première longue (plus de 3 heures) conversation téléphonique avec Claude Seignolle : le grand sorcier devant l'éternel évoque les histoires extraordinaires liées à son Périgord natal et tout d'un coup, je me rends compte que mes souvenirs entrent en résonance, quelques infimes nuance mises à part, avec l'imaginaire des paysans de l'autre bout de l'Europe ! Sorciers de tous les pays, unissez-vous ? ! Soudain, une merveilleuse compréhension, un langage commun.

   "De mes yeux vu..."  C'est ainsi que tous les témoins, tous les protagonistes éveillent votre confiance, ébranlent votre incrédulité de rationaliste endurcie. Vous ne pouvez pas y croire et pourtant...
 
   J'ai à peu près six ans. Nous avons une vache, source précieuse de notre consommation en lait, fromage frais et crème fraîche (bien que je ne puisse rien avaler de tout cela, leur seule odeur me soulève le coeur). Nous en vendons aussi à quelques voisins qui viennent le chercher vers les 6 heures du soir. Il y en a une parmi eux dont on murmure qu'elle a "le mauvais oeil". Je la vois encore, tout de noir vêtue comme la plupart des femmes ayant passé la quarantaine, le foulard noué sous le menton et le tablier de tous les jours, son pot au lait dans la main. Elle veut à tout prix passer le seuil de l'étable où ma grand-mère est encore occupée à tirer sur les pis, assise sur un petit tabouret et le front appuyée contre le flanc rassurant de la bête qui est reconnaissante d'être ainsi soulagée. Ma grand-mère repousse la voisine vers la maison : "Attends-moi dans la cuisine!" Cependant, celle-ci parvient à glisser un pied dans l'étable et le mal est fait. Le lendemain, à l'heure de la traite, ma grand-mère n'obtient qu'un mince filet sanguinolent à la place du flot épais quotidien. Heureusement, elle sait  ce qui lui reste à faire dans ces cas-là, elle connaît le remède. A l'aube, elle tire quelques gouttes du liquide ensorcelé dans une petite auge qu'elle place sur le seuil de l'étable, puis elle le frappe violemment avec un maillet. Vers le soir, les choses rentrent dans l'ordre : la vache est guérie mais ma grand-mère veut vérifier les effets jusqu'au bout. Elle rend visite à la voisine pour constater qu'elle gît au fond de son lit, couverte de bleus...
De mes yeux vu...
la suite suivra...

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Bribes de mémoire 25. Les conteurs de mon enfance

28 Janvier 2009, 17:24pm

Publié par Flora

  
   Oui, je suis persuadée que le regard de l'adulte conditionne la perception de l'enfant : on peut ensevelir ce dernier sous les cadeaux les plus coûteux, les plus sophistiqués s'ils sont offerts dans l'indifférence, dans le souci de se débarrasser de leur destinataire au plus vite, en le privant du plus plus précieux que l'on puisse lui offrir et qu'il attend par-dessus tout : notre disponibilité.

   Je suis sûre aussi que nous, adultes, nous devons l'initier à la vie comme si nous entrouvrions les portes sur un univers plein de découvertes amusantes et extraordinaires. Presque tout devient ainsi source de joyeuse complicité. Transmission de l'héritage reçu... Bagage allégé pour affronter les difficultés incontournables. On ne peut pas éviter les deuils, les échecs, l'adversité. On peut y faire face.

   J'ai été bercée d'histoires. Ma mère les raconte bien, les enrichissant de moult détails qui les rendent presque visibles. En même temps, j'ai l'impression qu'elle ne s'arrête jamais, incapable de se reposer, par conditionnement découlant d'une vie difficile dès l'enfance et par tempérament aussi, sans doute. Il ne faut pas perdre son temps. Tout en enfilant son histoire, elle poursuit la cuisine, elle tricote, elle brique, elle raccommode. Cependant, à notre demande, elle ne refuse jamais de faire un dessin : sous notre regard émerveillé, le crayon comme par magie, fait naître un lapin, un chat, tout ce qu'on veut! Mon père est sans doute plus doué qu'elle pour le dessin. Jusqu'à dix ans  -  l'année où mon "talent" est découvert par ma professeur de dessin et qui me donne des ailes  -  je demande parfois à mon père un coup de main pour l'école et je suis des yeux, admirative, ses doigts engourdis par le travail manuel dur, serrant le crayon fascinant. Un jour, on m'en offre un vraiment magique : il est taillé des deux bouts, partagé en son milieu en bleu et en rouge ! Je l'emporte avec moi à l'hôpital où je passe quelques jours et je ne comprends vraiment pas les réprimandes de l'infirmière lorsqu'elle découvre tous les barreaux de mon lit blanc entièrement décorés de petits traits bleus et rouges alternés...
   J'ai déjà parlé des histoires de mon grand-père mais son fils est un conteur hors paire : dans sa bouche, la moindre anecdote devient une aventure extraordinaire qui nous tient en haleine et que nous revivons avec lui. Avec l'âge, il y prend de plus en plus de plaisir et l'idée me tente année après année d'enregistrer ces épisodes savoureux de la vie. Une étrange superstition me retient : en le fixant sur une bande magnétique, je crains de l'effacer de la réalité... 

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