Le blog de Flora

Pénélope et les autres...

10 Septembre 2022, 18:05pm

Publié par Flora bis

   Les notes sur mes blogs devraient paraître avec régularité, autant que possible  -  c'est moi-même qui tente d'imposer cette discipline. Elle me réconforte, elle sert à maintenir une certaine cohésion entre les particules éparses de ma vie qui auraient tendance à fuir. Au rythme d'une contribution par semaine, ce qui signifie en réalité deux notes, une en français, l'autre en hongrois. Pour continuer à me sentir chez moi dans les deux langues.

   Jeudi soir, mon amie Muriel a rassemblé une vingtaine de personnes chez elle, à l'occasion de l'exposition qu'elle organise à l'Hôtel de Ville sur le thème de l'art du textile. Parmi les exposants, arrivés des régions différentes du pays, il y a des écrivains qui ont apporté des textes à lire pendant la soirée. Les autres participants ont été invités également à y contribuer.

   En cherchant dans mes archives, je suis tombée sur ce court texte, écrit en 2010. Il parle de toute sorte de fils à tricoter et de toiles diverses:

Pénélope

   J'aime le toucher de cette pelote, la volupté d’enfoncer mes doigts à l'intérieur avec une certaine rudesse jouissive... Couleur rouille, comme ma vie, au fond. Grosse laine, aiguille N°6. Ça va vite, surtout que je n'ai pas de modèle à suivre, ne regarde même pas ce que je fais, je n'en ai pas besoin. Le principal, c'est l'ouvrage qui avance. Il va en avoir besoin, avec l'arrivée des mauvais jours.

  Le morceau tricoté retombe sur mes genoux, m’enveloppe de sa chaleur réconfortante. Un rectangle qui ne cesse de s'allonger.

   Je ne quitte guère ce fauteuil, aussi délabré que ma vie. Par bonheur, les fils de la grosse laine me supportent comme une toile d'araignée savante. J'y demeure suspendue, je l'abandonne rarement, pour remonter aussitôt au centre de ma toile.

   Je ne guette aucune proie. Je serais bien embarrassée si un insecte volage et indécis finissait par s'y empêtrer. Comment ferais-je pour m'en délivrer? Que de tracas en perspective!

   Non, j'ai à faire, de toute façon. La nuit, le tricot se décompose comme par enchantement. Ainsi, dès l'aube, je peux me remettre à l'ouvrage. L'essentiel, c'est occuper les mains, fuir le désoeuvrement. Les mains au repos, quel non-sens, quelle absurdité! Inutiles, autant les couper. Faut-il donc apporter sans cesse la preuve de leur utilité afin qu'elles ne dessèchent et ne tombent, honteuses de leur stérilité.

   Il est parti, mon amoureux, lassé de se cogner contre le bloc de granite, impossible à tailler, rétive à la soumission. Pygmalion excédé par l'échec permanent de l'oeuvre de sa vie, épuisé par la résistance de son automate qui ne se laissait pas posséder. Posséder : une absurdité de plus... Je m'appartiens, c'est tout. Tout comme toi, mon amour. C'est pour cela que je t'ai laissé partir, en ouvrant la porte aux ambulanciers. Ils t'ont enveloppé dans le sac en plastique gris, à la fermeture éclair comme dans les séries télé.

   Vois-tu, je t'attends avec mon tricot chaud et doux, avec cette couverture qui protégera ton corps vieilli, abîmé. Sous cette apparence trompeuse, il n'y a que moi qui te reconnaîtrai.

© R. T. 2010

Pénélope et les autres...
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A
un brin cynique ; cet aspect de votre personnalité artistique me fascine et me blesse un peu.
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F
Chère Aude, Je respecte votre sentiment, bien sûr. Le lecteur est libre de son jugement.<br /> Toutefois, il confond souvent l'auteur avec le narrateur (s'il est à la 1e personne du singulier)...<br /> Je ne vois pas de cynisme: c'est intéressant et intrigant dans votre remarque...<br /> Merci de me l'avoir partagée!