Le blog de Flora

Histoire ancienne (micro-fiction)

24 Janvier 2015, 19:28pm

Publié par Flora bis

J'ai du mal à franchir le seuil de la chambre. Ce n'est pas charitable de ma part. Il a besoin de ma présence. Sans moi, il se sent perdu sur cet océan de souffrances. Je suis son ultime espoir.

Son corps émacié ne me rappelle que de très loin l'homme secret et imposant qu'il avait été durant les quarante-huit années où je le côtoyais. Il me faisait l'effet d'un roc de granite: aucune fissure, monobloc sans aspérité. Mes bras glissaient sans aucune prise.

Je vaque à mes occupations, devenues urgentes à me maintenir dehors. Je donne des graines aux poules, je rassasie les cochons, je m'attarde à les regarder se jeter sur la nourriture avec voracité... Je balaye la cour: tout est à sa place, rien ne traîne. Le soleil baisse à l'horizon, l'air tiédit et la poussière se redépose. Le jour s'étire de sa grande fatigue pour tomber bientôt dans la nuit noire.

Il faut que je rentre dans la maison. J'entends sa faible voix qui me supplie. Je fais un détour par la cuisine. La pâte à pain est en train de lever, le four à pain chauffe. Je remue la vaisselle pour ne plus entendre sa voix.

Je le revois, des années durant sur le chemin de la maison, solitaire, droit comme un hêtre. Des regards furtifs le suivent derrière les rideaux. Je décèle les susurrements méfiants et entendus sur son passage.

Ma mère est morte il y a longtemps. Je m'occupe de la maison toute seule. A quarante-huit ans, c'est de la routine, à l'économie d'effort. Chaque geste est bien rôdé, mes pensées peuvent s'évader librement. J'aimerais tant les suivre.

Nous sommes seuls désormais. Je sens sa fin toute proche. Cela fait trois jours qu'il agonise. Il me supplie de lui prendre la main.

C'est précisément le geste que je ne peux pas lui accorder.

Je passe le seuil de la chambre. Sa tête est enfouie dans le creux de l'oreiller, il respire fiévreusement et ses yeux sont immenses. Il tend les bras, deux branches desséchées de l'hêtre d'antan. “Pitié! Je ne peux pas m'en aller avant!”

Dans un geste d'ultime désespoir, je saisis le manche à balai et le pose dans sa main. Il ferme les yeux et sa respiration cesse, apaisée.

Je cours au four à pain et je jette le balai dans le feu. Je le regarde danser dans les flammes ravivées, jusqu'à ce qu'il retombe, consumé.

Mon père le sorcier.

© Rozsa Tatar

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