Bribes de mémoire 29. Dictature du prolétariat...
Je me dis souvent que mon côté "difficilement impressionnable" vient aussi de mon père. Je suis particulièrement insensible au décorum, aux honneurs médaillés, à la hauteur des postes et des fonctions. Je trouve la phrase de Montaigne jubilatoire : "Au plus élevé trône du monde, si* (*néanmoins) ne sommes assis que sur notre cul." Du moment que vous êtes conscient de la profondeur de la portée de cette idée, elle vous ôte tout complexe devant la vanité des pouvoirs relatifs et vous n'accordez plus votre admiration qu'aux richesses véritables et inaltérables : celles du coeur et de l'esprit (j'entends "coeur" dans le sens symbolique des capacités empathiques et émotionnelles maîtrisées). Et cela, bien évidemment, ne dépend pas de la place que vous occupez.
Mon père ne cherche jamais à se placer près du feu. Il part à la
guerre avec un CAP de meunier. Par la suite, il fait plusieurs métiers très variés, du cafetier au bûcheron, au gré des possibilités qui s'offrent à lui pendant les années de tous les
bouleversements de l'après-guerre. La dictature communiste s'installe, sous la protection de l'armée soviétique. Rákosi est un fidèle disciple de Staline, le pays se transforme dans une gaieté de
façade institutionnelle et forcée, tandis que derrière les coulisses, les gens se courbent dans le silence de la peur. La campagne paye un lourd tribut, obligée de rendre à l'état deux tiers de
toute récolte : du lait, des oeufs, de la viande de l'unique cochon que l'on est autorisé de tuer dans l'année, des légumes, du maïs, du blé... De tout. Celui qui essaie de tricher en déclarant
moins et en cachant le surplus est sévèrement puni avec prison ou bagne, très dissuasifs, sans autre forme de procès. La parole est particulièrement surveillée. Nous les enfants, n'y comprenons
que les mines de conspirateurs des adultes qui doivent cacher quelque chose de grave. J'entends souvent le mot "finánc" (prononcer "finantz") qui prend, à mes
yeux d'enfant de 4-5 ans, des allures de père fouettard effrayant et dont il convient de tout cacher et de se méfier au plus haut point car il a l'habitude de passer à l'improviste et
souvent la nuit, pour vérifier si on a tout bien déclaré...
Comment peut-on imaginer que j'aie pu garder des souvenirs d'une enfance heureuse et ensoleillée dans des conditions aussi étouffantes, du moins vu de l'extérieur ? Je suis
persuadée que tout vient de la magie des parents qui ont réussi à préserver notre insouciance en cachant leurs préoccupations majeures. Mais ce n'est que la moitié de leur vérité. Ces années de
dictature aboutissant à la révolte de 1956, pour eux comme pour beaucoup de déshérités des régimes précédents, représentent une réelle amélioration par rapport au passé. C'est la première fois
qu'ils entendent qu'ils sont des citoyens à part entière, que ce pays leur appartient, que l'école et la santé sont gratuites et qu'ils ont le droit de relever la tête... Du moins dans le
discours... mais c'est déjà énorme, vous savez...
la suite suiva...