Miroir
Ce miroir a 120 ans. Il appartenait à ma grand-mère : mon seul héritage... Je dévisage mon propre reflet sans parvenir à m'y habituer; pourtant, je l'examine tous les jours, depuis plus de 90 ans. Il est vrai que mon regard de 20 ans se voile, son bleu devient plus opaque de jour en jour. Mes cheveux ont blanchi imperceptiblement comme les blonds savent le faire. Les rides... toujours plus profondes, plus nombreuses. Une vraie toile tissée des événements de ma vie. J'ai obstinément refusé la chirurgie esthétique, en dépit des insistances de mon mari, non seulement par dégoût pour les visages aux creux artificiellement gonflés, les peaux tellement tannées qu'elles empêchent les paupières de se refermer et obligent la bouche enflée à un sourire éternel et niais. La principale raison, cependant, en était ma peur de voir effacer mon passé, ma vie imprimée dans ces sillons.
J'imagine les femmes ainsi rafistolées sous un masque, ôté les rares moments où, restées seules, le regard des autres cesse de les darder : sans la perruque des cheveux teints, le maquillage des yeux, censé leur rendre un éclat depuis longtemps éteint, le plâtrage des joues rosées et les lèvres tuméfiées, une dentition étincelante et trop parfaite... Je les imagine dans leur antre, à l'heure de vérité, bien obligées de faire face à la réalité, escamotée jusque là comme un enfant de la honte.
Moi, au moins, je ne vis pas ces moments de torture. Je suis à l'aise avec ma tête de tous les jours, heureuse de la prolongation accordée. 95 ans bientôt ? Ne vaut-il pas mieux les atteindre que de mourir à 20 ans ? Contente d'être "la vieille dame indigne" de mon quartier.
Mon optimisme, ma sérénité attirent jeunes et vieux : je suis obligée de canaliser les ferveurs de sympathie. On viendrait bientôt me demander conseil en guérison de mal de vivre, en quête du chemin menant au nirvana...
Je me débarrasse des regrets inutiles qui tentent de m'effleurer, de temps à autres. Regrets et remords. Je connais les deux même si je leur claque la porte au nez dès qu'ils le pointent dans le moindre interstice. Enfin seule - ce soulagement immense me tient comme une colonne vertébrale redressée depuis que, à petit feu, j'ai empoisonné mon mari qui m'avait torturée durant 45 ans...