Le blog de Flora

microfictions

Miroir

16 Août 2010, 12:02pm

Publié par Flora

DSCN0137Ce miroir a 120 ans. Il appartenait à ma grand-mère : mon seul héritage... Je dévisage mon propre reflet sans parvenir à m'y habituer; pourtant, je l'examine tous les jours, depuis plus de 90 ans. Il est vrai que mon regard de 20 ans se voile, son bleu devient plus opaque de jour en jour. Mes cheveux ont blanchi imperceptiblement comme les blonds savent le faire. Les rides... toujours plus profondes, plus nombreuses. Une vraie toile tissée des événements de ma vie. J'ai obstinément refusé la chirurgie esthétique, en dépit des insistances de mon mari, non seulement par dégoût pour les visages aux creux artificiellement gonflés, les peaux tellement tannées qu'elles empêchent les paupières de se refermer et obligent la bouche enflée à un sourire éternel et niais. La principale raison, cependant, en était ma peur de voir effacer mon passé, ma vie imprimée dans ces sillons.

   J'imagine les femmes ainsi rafistolées sous un masque, ôté les rares moments où, restées seules, le regard des autres cesse de les darder : sans la perruque des cheveux teints, le maquillage des yeux, censé leur rendre un éclat depuis longtemps éteint, le plâtrage des joues rosées et les lèvres tuméfiées, une dentition étincelante et trop parfaite... Je les imagine dans leur antre, à l'heure de vérité, bien obligées de faire face à la réalité, escamotée jusque là comme un enfant de la honte.

   Moi, au moins, je ne vis pas ces moments de torture. Je suis à l'aise avec ma tête de tous les jours, heureuse de la prolongation accordée. 95 ans bientôt ? Ne vaut-il pas mieux les atteindre que de mourir à 20 ans ? Contente d'être "la vieille dame indigne" de mon quartier.

   Mon optimisme, ma sérénité attirent jeunes et vieux : je suis obligée de canaliser les ferveurs de sympathie. On viendrait bientôt me demander conseil en guérison de mal de vivre, en quête du chemin menant au nirvana...

   Je me débarrasse des regrets inutiles qui tentent de m'effleurer, de temps à autres. Regrets et remords. Je connais les deux même si je leur claque la porte au nez dès qu'ils le pointent dans le moindre interstice. Enfin seule  -  ce soulagement immense me tient comme une colonne vertébrale redressée depuis que, à petit feu, j'ai empoisonné mon mari qui m'avait torturée durant 45 ans... 

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Dette

2 Juillet 2010, 12:35pm

Publié par Flora

Cercueil-illo.jpgAllez, j'y vais... puisqu'il faut bien y aller ! Par cette chaleur insoutenable, j'ai du mérite ! Plus qu'il n'en a eu, lui, durant les quarante-huit ans que nous avons passés ensemble. Non, pas ensemble, côte à côte...

   Si j'attends encore, les fleurs seront bonnes à jeter. L'eau est déjà tiède dans le seau, pourtant, je viens de le remplir et d'y poser les fleurs. De toute façon, elles ne tiendront pas la journée...

   Ca fait douze ans que je vais le voir aussi souvent que je peux. Plusieurs fois par mois, en tout cas. Le regard des voisins n'est pas la seule raison : une tombe mal entretenue et on se retrouve sur le bout de la langue du village ! Toutes ces mégères grasses qui n'ont rien d'autre à faire pour meubler la vacuité de leur existence... Je préfère soigner l'image du couple uni qui ne s'est jamais donné en spectacle. La respectabilité même... Cependant, il y a autre chose.

   J'étais trop jeune quand nous nous sommes mariés, à peine 17 ans. Lui, onze de plus. Je ne voulais pas encore me marier. Mais la vraie raison, personne ne devait la connaître. Personne ne voulait l'entendre non plus. Je n'étais pas amoureuse.

   Même maintenant, j'ai du mal à prononcer ces mots, comme si l'aveu à haute voix leur conférait un écho si assourdissant que tout le monde serait au courant, y compris les morts.

   Ma mère s'en était-elle doutée ? Les femmes possèdent un sixième sens pour cela. En tout cas, elle ne s'en souciait guère : l'essentiel était de se débarrasser de moi avec bonne conscience, me confiant à ce jeune homme sérieux et jovial qui semblait très épris.

   Rien ne m'attirait en lui : alors que je rêvais de grands blonds aux yeux bleus, il était petit et brun, couvert de poils noirs et frisés, sauf la tête dont il cachait la calvitie avancée sous un béret.

   Il a tout fait pour attirer mes faveurs que je rendais inaccessibles sous des airs de vierge effarouchée, alors que je voulais tout simplement lui faire payer son entêtement de m'épouser sans amour... Bien sûr, j'étais flattée d'être fiancée devant les filles de mon âge, tout en espérant que la nuit de noce n'arriverait jamais...

   Quarante-huit ans côte à côte... On se fait à tout... à toutes les corvées... Maintenant qu'il m'en a libérée, bizarrement, je me mets à le regretter. Ces fleurs que je m'impose figurent la dette pour le sentiment que je lui ai refusé jusqu'au bout...

texte et illustration : T. R. (alias flora)

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Perpétuité

15 Juin 2010, 22:48pm

Publié par Flora

Miniatures.jpgIl y en a qui ne sont pas gâtés par la nature. A une belle créature, on pardonne facilement son bagage intellectuel trop léger. A l'inverse, devant une brillante intelligence, on ferme volontiers les yeux sur quelques imperfections physiques. Cathy cumule les deux handicaps.

   Même dans sa fratrie, elle occupe la dernière place. Ils sont nombreux, ils sont pauvres. Cathy concentre sur elle toutes les tares de ses aïeux. Une tête en forme de poire avec des yeux perpétuellement mouillés, dont les billes mobiles se fixent soudain, avant l'éclat de rire inattendu, découvrant une dentition chevaline et accompagné d'un hennissement suraigu, parfaitement assorti. Ses cheveux rares et ternes, tirés en arrière en une queue de cheval rabougrie pour souligner la poire, n'ont rien pour la sauver.

   Soudain, l'air devient opaque autour d'elle. En classe, on continue à la côtoyer mais avec un soupçon de distance. On lui parle mais avec un brin de pitié teintée de répulsion. Lorsque sa mère passe dans la rue au milieu de sa progéniture, des regards pesants se retournent sur eux. Les yeux de Cathy sont rouges, plus souvent qu'à l'accoutumée.

   Dans les maisons, les enfants tendent l'oreille pour glaner quelques bribes du chuchotis des adultes sur l'événement récent qui a secoué le village. Sur le chemin de halage, un bûcheron a attendu son beau-frère, le facteur, pendant la distribution des retraites en liquide, dans les fermettes alentour. Il ordonne de lui remettre la caisse. Le facteur refuse, tente de l'amadouer : on est en famille, tu deviens fou ou quoi ? Le bûcheron a sa hache sous le bras. D'un geste précis du métier, il tranche d'abord les mains qui s'agrippent à la sacoche. Ensuite, il termine méticuleusement le travail de débit, jetant les morceaux à la rivière profonde et gourmande, accompagnés de la hache.

   Les gendarmes ne mettent pas longtemps à l'arrêter. Perpétuité. Pour lui en prison. Pour Cathy et sa famille, dans le regard des autres. 

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Immuable

9 Juin 2010, 12:07pm

Publié par Flora

Chevelure.jpgAgathe aime les cimetières. A l'ombre des saules pleureurs, l'apaisement chasse le sordide, les bruits et les vapeurs nauséabondes de la ville sont filtrés par les hauts murs. A chacun de ses rares passages dans sa ville natale, Agathe fait le pèlerinage sur les tombes de ses ancêtres comme pour aller à leur rencontre et à celle de son passé.

   Elle refuse la proposition de sa mère de l'accompagner. Elle ne veut pas être distraite, agacée  par son babillage incessant, par son agitation autour des tombes, à désherber, à changer l'eau croupie et les fleurs dans les vases, à les distribuer à chaque défunt selon ses mérites, comme les bons points à l'école.

   Agathe cherche la rencontre non parasitée, d'âme à âme. Sous les dalles, elle a besoin de se représenter les ossements, la poignée de poussière pour que sa mémoire puisse restituer les figures vivantes qui jadis peuplaient sa vie. Il n'y a qu'ainsi qu'elle peut imaginer son propre parcours sous forme de demi-cercle dont elle entame la partie descendante. C'est ainsi que les choses rentreront dans l'ordre, sans révolte inutile, suivant le cours immuable de la vie. Faire partie de l'immuable la rassure.

   Sur une pierre, elle reconnaît, surprise, le nom de Véronique, une camarade de classe. Dix ans déjà qu'elle poursuit sa lente métamorphose, scellée sous le marbre. La quarantaine... Elle était une des plus belles, des plus intelligentes. La mémoire ressuscite ses yeux verts et ses longues tresses jusqu'à la taille qu'elle n'a jamais coupées.

   A treize ans, coup de foudre pour Johann, beau garçon du même âge, devenu plus tard la star de l'équipe de football locale. Ils ne se sont plus lâché la main. On les observait à la dérobée, mi amusés, mi-attendris par ces années de tacites fiançailles à toute épreuve. Ils avaient toujours l'air ailleurs, un peu sonnés, un peu enfiévrés dans leur bulle, indifférents au monde alentour.

   Les études terminées, ils se sont mariés, ont eu des enfants. Une vie sans histoire... jusqu'à ce nom sur la pierre brutale.

   Agathe reprend le chemin de la sortie. Une silhouette athlétique lui barre le passage, balançant son arrosoir à bout de bras. Johann. "Véronique... dix ans déjà... Non, je vis seul... Comment veux-tu...?" 

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La photo de mariage

31 Mai 2010, 12:21pm

Publié par Flora

Cortege-1.jpgLa photographie trône sur la commode Louis XV dans son cadre doré. Elle commence à jaunir légèrement : la mariée en blanc et son époux tout frais, la dominant d'une tête, regardent dans la même direction, émus, conscients de l'importance de l'événement.

   Un premier enfant conçu dans la fièvre d'une nuit de noces tant attendue : le moment de débrider enfin leur sensualité longtemps contenue dans les sangles d'une ferveur catholique sincère. La virginité représente un gage sérieux des deux côtés, apprentissage commun, et le piège de la loterie ne les effleure même pas ! Ca ne peut que marcher !

   Lucien est fils d'une mère en adoration devant son enfant unique et d'un père doux rêveur qui enfouit en profondeur les cauchemars de quatre années de tranchées, entamés à Verdun, parfaits au Chemin des Dames, se consolant parmi ses fleurs et laissant à sa femme l'autorité de porter la culotte. Quant à Emilienne, autre enfant unique qui souhaite se libérer de la tutelle d'une mère souffreteuse et d'un père taiseux, elle est fière de posséder un diplôme d'infirmière et un permis de conduire, un des premiers accordés à une femme. 

   La lutte pour la domination, corps à corps au propre et au figuré, s'installe aussitôt le mariage consommé. Lucien, fort de l'auréole de l'adoration maternelle, ne peut qu'attendre la même vénération de la part de sa femme. C'est mal connaître la discrète Emilienne ! Sous l'apparente tiédeur, couve un volcan possessif. Dès le départ, elle fixe ses conditions : continuer d'exercer son métier d'infirmière et maintenir à distance les ardeurs d'une belle-mère à qui elle a "volé" son fils ! Lucien est crucifié entre les deux femmes mais il n'a pas le choix : il ne peut désormais se passer des étreintes torrides et savantes d'Emilienne...

   Les années passent. Ensemble, plus de cinquante au compteur. Oubliés les orages, la vaisselle jetée à la figure de l'autre, les suppliques à genoux pour déverrouiller la porte de la chambre. L'orgueil de Lucien se mue en quelques grognements édentés du vieux lion secouant sa crinière miteuse pour la forme. Emilienne savoure sa victoire finale en silence, déplaçant avec difficulté son corps alourdi qui a su garder intact son pouvoir  sur les sens désormais affadis de Lucien. Main dans la main, ils s'acheminent vers le caveau familial...

 

illustration : "Cortège", huile, détail  R.T.

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Violette

25 Mai 2010, 11:06am

Publié par Flora

Violette mérite son prénom : reflet de ses beaux yeux. Elle est l'enfant tardive des parents aimants, attendris par ce cadeau inespéré des années de découragement qui les laissent exsangues. Lorsque la fillette arrive enfin, comme par surprise, elle hérite des grands-parents, en guise de parents...

   De plus, ils ne sont pas beaux... Disgracieux même. Vieux et disgracieux. On peine à imaginer leur jeunesse, deux solitudes qui se rencontrent, deux laideurs qui se reconnaissent. On devine leurs familles se mobilisant pour préparer le terrain afin que la rencontre ait lieu : elles s'occupent de l'assortiment. Les deux protagonistes n'ont pas grand-chose à dire : lorsqu'on est habitué à son image dans la glace, on connaît ses chances infimes pour rencontrer la passion. On scrute son reflet à la dérobée, avec le secret espoir de découvrir un léger mieux et on finit par lui tourner le dos. Définitivement. Il faut se caser, à la limite, et l'ambition s'arrête là. Au moins faire comme tout le monde : un mariage, une maison, des enfants... si possible.

   Violette ne voit pas la laideur de ses parents, leurs dents de travers qui rappellent un fagot mal assemblé, enchevêtré, dépassant de la bouche même refermée. De ce point de vue, ils sont bien assortis. Pendant longtemps, elle ne s'étonne pas de leur âge non plus, jusqu'à ce que, vers 8 ans, une camarade de classe ne lui assène, dans un délicieux frisson de faire du mal : "Tu n'es qu'une enfant adoptée !"

   Violette éclate en sanglots, sans bien comprendre le sens de la phrase maligne. L'intonation, le rictus moqueur sont éloquents. Elle s'agrippe aux cheveux de la malfaisante, arrache le ruban artistiquement noué et ajoute un coup de pied dans le tibia.

   Les parents parviennent à la consoler, à la convaincre. Ils trouvent même des ressemblances, en guise de preuves. Le sujet ne refait plus jamais surface. Violette vit avec ses vieux parents jusqu'à ses 40 ans, les enterre et commence enfin sa vie d'adulte. Avec, comme seules compagnies, un chat obèse et la bouteille de rouge... 

 

 

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Photographie...

11 Mai 2010, 11:35am

Publié par Flora

Col-de-dentelle.jpgChose exceptionnelle, Amélie aime son prénom, elle s'y sent à l'aise. Il correspond à ses rêves de jeune fille, puisés dans quelques romans à l'eau de rose, dérobés à la vigilance maternelle, à surveiller sans cesse si les mains de l'adolescente sont occupées à quelque chose d'utile. La vacuité mène à la paresse, péché impardonnable selon les austères principes calvinistes...

   Amélie est bonne élève, appliquée, un peu rêveuse peut-être, sans s'avouer à elle-même l'objet de ses rêves : son instituteur, beau comme un acteur de cinéma  -  du moins, tels qu'elle les imagine, n'ayant jamais approché un cinéma  -  avec ses cheveux dorés, plaqués en arrière avec quelques vagues savantes et ses yeux d'un vert caressant. De temps en temps, il s'arrête devant elle, appuie sa main fine qui n'a jamais touché aux travaux des champs, sur sa table et Amélie retient son souffle : elle ferme ses yeux baissés sur le cahier et de toutes ses forces, elle veut fixer, absorber, s'accaparer l'instant, la présence à la fois douce et bouleversante qui laisse un léger parfum de lavande sur le plateau, parmi les taches d'encre. Une fois la lampe à pétrole soufflée, dans l'étroit lit gigogne qu'elle doit partager avec sa soeur aînée et le vieux chat zébré, elle remémore les fragments multicolores de sa richesse infinie, glanés dans la journée.

   L'instituteur a repéré Amélie parmi les enfants du village : il voudrait pousser les parents à l'envoyer à la ville pour continuer l'école. "Une bonne tête, il ne faut pas la priver de sa chance", répète-t-il. Le père décide, ils serreront la ceinture. Plusieurs fois par semaine, Amélie prend le chemin de la ville, cinq-six kilomètres plus loin, à travers champs, avec ses souliers sous le bras pour éviter de les user et de les salir. Une fois arrivée au petit bourg, elle s'arrête à la première fontaine, se lave les pieds pour pouvoir enfiler les souliers.

   Deux années passent à ânonner les rudiments de l'allemand, du latin et d'autres matières savantes, sous l'oeil et les coups de canne des religieuses. Puis les portes du paradis se referment dans un grand claquement : la guerre éclate, la vie s'arrête et de l'instituteur en uniforme militaire, il ne reste qu'une photo jaunie, gardée secrètement au fond du tiroir des regrets éternels... 

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Visite de la galerie...

17 Avril 2010, 13:00pm

Publié par Flora

Num-riser0003-copie-2.jpgAnneli. Sans savoir d'où il lui était arrivé, elle porte son prénom légué par des parents fantaisistes comme un bijou rare. 

   Elle est tout en contrastes, Anneli. D'un corps qui, à première vue, ne fait rêver personne, émane un halo de légèreté inexplicable : ses rondeurs, du coup, cessent d'être des lourdeurs et la font se mouvoir comme sur des coussins d'air !

   De règle générale, si l'on vous fait, d'entrée, un compliment sur vos "beaux cheveux", méfiez-vous ! C'est que, charitablement, on veut passer le reste sous silence... Anneli en a beaucoup entendu, de louanges sur sa magnifique tignasse, envahissante, indomptable qui s'étend comme un buisson ardent sur ses épaules. Et des yeux d'un bleu aussi profond que le lac Baïkal... avec un nombre considérable de victimes s'étant penchées imprudemment sur ce miroir ! Disparus, corps et âmes. Car Anneli ne peut être attirée par un homme que s'il demeure inaccessible. Elle considère d'emblée ses chances de séductrice tellement inexistantes que le premier soupirant venu est aussitôt frappé de mépris : ne manque-t-il pas de goût à ce point, est-il lui-même dépourvu de tout attrait pour s'intéresser à elle ?

   Les années passent dans l'attente vaine d'un miracle. Elle se décide de se marier comme on prend le dernier train. L'élu est un brave homme, loin d'un prix de beauté mais au moins, on ne risquera pas de le lui voler. De ce côté, elle peut dormir tranquille. Elle sera privée de maternité mais elle a déjà fort à faire à gérer ses propres angoisses.

   Personne ne sait  -  et le principal intéressé encore moins  -  qu'elle porte en elle le souvenir d'un sentiment aussi secret que dévastateur. A la manière d'une balle logée dans le corps, inopérable. Ce fantôme a survécu à tous les naufrages, bien dissimulé dans un repli de sa mémoire.

   Son mari la libère, en mourant à 77 ans, aussi discrètement qu'il l'a accompagnée durant les 25 ans de vie sans extases. Le fantôme n'attend même pas la fin du deuil pour surgir de son antre. Anneli se surprend à faire sauter les verrous, elle compulse l'annuaire, saisit le téléphone. L'élan se brise sur ce point. Le jeune homme beau comme un dieu, avec sa peau hâlée et ses cheveux tellement noirs qu'on les aurait crus bleus nuit, avec son corps mince et souple, lui apparaît soudain grand-père bedonnant, le crâne lisse et la peau tavelée, l'haleine chargée de cigarettes et les dents jaunies... A quoi bon ?... Elle repose le combiné. Les souvenirs ne sont-ils pas plus beaux que la réalité ?... 

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Une histoire simple...

22 Mars 2010, 12:40pm

Publié par Flora

mim-tisme.jpgEst-ce l'âge mûr qui nous entraîne vers la tentation des bilans, des regards en arrière, des envies de faire place nette parmi les souvenirs  -  matériels ou virtuels  -  de notre passé, ces oripeaux défraîchis qui encombreront les générations futures ?...

   Emilienne a régné sur son petit monde quatre-vingt-six ans durant. Un règne tacite, avec de rares et d'autant plus mémorables orages. Une autorité silencieuse mais sans contestation. Un mari brillant dont les velléités de briller avec trop d'éclats sont aussitôt réprimées. Quatre enfants qui filent doux sous les gros yeux maternels laissant rarement échapper un filament de tendresse. Tendresse : signe de faiblesse qu'elle ne s'autorise que dans l'intimité la plus stricte d'une vie conjugale torride qui enchaîne à jamais le flamboyant Lucien.
   Emilienne aime les beaux objets, les beaux vêtements qui durent et les bijoux. Le corps déjà abîmé, le visage dans l'arantèle des rides, lorsqu'elle s'apprête pour une sortie, elle retrouve la séduction de son sourire lumineux. Sa maison est son royaume. Les meubles acquis au fur et à mesure des années difficiles vaincues, trouvent leur place immuable, autant de points de repère rassurants pour les générations futures. Emilienne aime l'ordre et la propreté. Au dehors comme au dedans. Jamais un objet ou un grain de poussière qui traînent. L'encombrant est éliminé sans regret et sans ménagement. Elle ne garde que les souvenirs chargés de mémoire primordiale.
   Emilienne est morte et enterrée. Elle a suivi de peu son Lucien. Sa maison est transfigurée : soixante ans de vie étroitement liée à son homme se disloque. Les objets qui semblaient témoigner à perpétuité, disparaissent pour faire place aux nouveaux locataires. Le désordre encombré remplace l'ordonnancement apaisant.

   Que restera-t-il d'une vie à l'abri du rempart d'un décor que nous nous obstinons à construire brique par brique, durant notre existence ? Ou bien notre vie ne sert-elle qu'à édifier cette citadelle qui volera en éclats dès notre disparition ? Faut-il commencer à éliminer nos traces de notre vivant afin d'empêcher leur profanation ?...

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