Le blog de Flora

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Sándor Márai * Mémoires de Hongrie (Föld! Föld!)

14 Septembre 2009, 11:12am

Publié par Flora

[...] Il m'apparut pendant mon séjour en Suisse et plus tard, avec une conscience toujours plus vive, que "l'humanisme" était bien le don suprême dont l'Europe avait gratifié le monde. Certes, le concept lui-même sent un peu le séminaire... Mais le fait est là : si d'autres grandes cultures et de lointaines civilisations ont pu concevoir de puissantes visions métaphysiques et morales, ce n'est qu'en Europe que "l'humanisme s'est constitué comme une notion vivante, capable de façonner la vie, d'agir sur le sort des hommes, de suggérer une attitude intellectuelle et de faciliter ainsi la coexistence au sein d'une même société. Qu'est-ce que "l'humanisme" ? Une conception selon laquelle l'homme, l'individu humain, est la mesure de toute chose ; c'est l'individu, et lui seul, qui donne un sens au progrès (si, toutefois, progrès il y a, et s'il est possible à l'homme de maîtriser ses instincts venus du temps où il vivait encore au fond de sa caverne). L'humanisme est une attitude, celle de l'homme qui n'attend pas une réponse surnaturelle au problème de la mort et à ceux de la vie car, mammifère bipède engendré par un hasard aveugle et abandonné à lui-même dans un univers indifférent sinon hostile, il est le seul être vivant capable de s'orienter autrement qu'en se fiant à ses instincts. [...]

   [...] Oui, il existait naguère une Europe passionnée, dont les habitants ne voulaient pas seulement savoir et connaître, mais aussi s'enthousiasmer. S'enthousiasmer pour quoi ?... Pour des illusions, donc pour Dieu. Ou pour l'amour, dans lequel ils voyaient une énergie créatrice. Ou pour l'harmonie  -  érotique  -  de la Beauté et des Justes Proportions. Et ils cherchaient... quoi, au juste ? Non seulement la Vérité, mais aussi une aventure, noble et légère, animée par la Passion  -  car ils voulaient la Culture et, sans Passion, celle-ci n'est qu'un vain mot. L'aventure qui aboutit à l'oeuvre d'art ou à la tragédie. La griserie de l'esprit et la limpidité des idées précisément formulées. Les villes harmonieusement patinées par la sagesse, où les hommes ne se contentaient pas d'habiter, mais désiraient aussi vivre, des hommes qui refusaient d'admettre que l'engrais chimique soit aussi important que le contrepoint en musique et que le génie soit coté en bourse, au même titre que les animaux d'abattage lorsque le prix de la viande augmente ; ceux-là voulaient, au contraire, que le génie soit mesuré à l'aune de la résistance qu'il suscite. [...]

 
 Livre de Poche biblio 3430    Traduction: Georges Kassai et Zéno Bianu

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Sándor Márai * Mémoires de Hongrie (Föld, föld!...)

2 Septembre 2009, 23:35pm

Publié par Flora

[...]L'oeuvre littéraire transcende toujours son auteur et sa façon de s'exprimer, elle est avant tout une manière de climat, qui émane d'elle-même et qui la fait vivre ; sans ce climat, le livre ressemble à ces astres refroidis, privés d'atmosphère, qui scintillent encore, mais d'où toute vie est absente. Cette atmosphère-là ne se dissipe pas  avec la mort de l'écrivain. Tout comme dans la réalité de la vie, la littérature connaît des personnalités qui s'éteignent lentement et qui, une fois mortes, laissent derrière elles une partie de leur essence, laquelle jaillit spontanément de l'atmosphère de leur oeuvre, à la façon des cheveux et des ongles du cadavre qui continuent de pousser même après la mort. C'est ainsi que survit un Tolstoï ou un Proust. Kosztolányi, lui, semblait écrire pour le seul instant présent, s'attachant à créer une aura... mais les fragments d'essai, les brefs écrits retrouvés et réunis après sa mort forment un chef-d'oeuvre en miniature.
   Pour que son oeuvre reste vive, l'écrivain doit savoir qu'il existe quelque part  -  dans le présent ou dans l'avenir  -  un Lecteur, cet étrange personnage dialectique, à la fois allié et adversaire, qui stimule son partenaire en même temps qu'il le conteste  -  et dont la réalité sensuelle et l'ambivalence rappellent celles de la femme dans la relation amoureuse. Et l'éditeur, à la fois accoucheur et entremetteur, à quel moment a-t-il donc disparu ? A l'époque de Kosztolányi, écrivain, éditeur et lecteur conservaient encore un lien vague. Aujourd'hui, ce lien  n'existe plus ; en Occident, la civilisation industrialo-commerciale attend de l'écrivain quelque marchandise propre à flatter le goût des masses et à l'Est, des articles de mercerie politique, du tissu idéologique vendu au mètre. Kosztolányi n'a pas vécu assez logtemps pour connaître cette époque où la vraie littérature n'est plus, aux yeux de l'éditeur, qu'un supplément aux romans à quatre sous et aux ouvrages pseudo-scientifiques, semblables à los à moelle que que le boucher offre à son client avec le plat de côtes. L'oeuvre littéraire qui, par hasard, trouve son éditeur, reste toujours suspecte, car le lecteur suppose, avec quelque raison, que ce n'est pas elle qui se trouve récompensée mais l'auteur ou, plus exactement, ses pratiques mafieuses. Des dilettantes subventionnés nous abreuvent certes d'ouvrages sur la vie d'authentiques écrivains  -  mais leur zèle et leurs déclarations prétentieuses rappellent tout au plus certains volatiles occupés à pondre. Les livres sur les livres sont devenus plus nombreux que ces derniers. Non, Kosztolányi n'a certes pas connu cette époque ; il a eu la chance de mourir, une dizaine d'années plus tôt, d'un cancer du larynx, à l'hôpital Saint-Jean, sur la colline d'en face. [...]

Je découvre avec un certain émerveillement l'oeuvre de Sándor Márai, écrivain hongrois du vingtième siècle qui, contraint au silence par le régime communiste, s'exile en 1948. Ce livre dont l'extrait est tiré a été écrit en 1972, paru en France en 2004 aux éditrions Albin Michel, dans la traduction de Georges Kassai et Zéno Bianu. 

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János Pilinszky * Trapèze et barres

2 Août 2009, 21:30pm

Publié par Flora

Trapéz és korlát                                                             Trapèze et barres

Sötéten hátat forditasz,                                                  Tu te détournes de moi, l'air sombre ;
kisikló homlokodra                                                          Au front glissant que tes cheveux voilent
a csillagöves éjszakát                                                    J'essaie en vain de tresser dans l'ombre
kezem hiába fonja.                                                          La nuit avec ses rubans d'étoiles.
Nyakad köré ezüst pihék                                                Les papillons d'argent des duvets
szelíd pilléi gyűlnek,                                                        Tremblent ensemble autour de ton cou ;
bizalmasan belém tapadsz,                                          Contre le mien, ton corps s'est pressé ;
nevetsz, - vadúl megütlek!                                              Tu ris. Je te frappe comme un fou.

Sugárzó párkányon futunk,                                             Le long d'un parapet radieux,
elgáncsolom a lábad,                                                     Je te fais choir dans ta course agile ;
fölugrasz és szemembe kapsz,                                    Et d'un sursaut tu griffes mes yeux,
sebezhetetlen állat!                                                         Tu m'as meurtri, ma bête indocile.
Elszűkül arcod, hátra buksz,                                          Je vois s'enfuir ton étroit visage,
vadul zuhanni kezdesz,                                                    Tu te renverses, tu rebondis,
az éjszaka trapézain                                                         Volant plus haut, fuyant davantage
röpűlsz tovább, emelkedsz                                             Sur les trapèzes d'or de la nuit.

a rebbenő való fölé!                                                          Au-dessus du réel qui oscille,
Kegyetlen, néma torna,                                                    Le cruel et muet exercice !                                                   
mégcsak nem is kiálthatok,                                            Je réprime les cris inutiles
követlek szívdobogva,                                                       Et te suis, tremblant de ce supplice
merészen ellököm magam,                                           Je m'élance alors et te saisis,
megkaplak és ledoblak,                                                  Hardiment, je te fais retomber ;
elterülünk hálóiban                                                           Nous glissons tous deux dans les filets
a rengő csillagoknak!                                                       Vacillants des astres de la nuit.

Most kényszerítlek, válaszolj,                                           Maintenant, je te force à répondre.
mióta tart e hajsza?                                                           Depuis quand la poursuite insensée,
Megalvadt szememben az éj.                                          Dans la nuit où mes yeux vont se fondre ?
Ki kezdte és akarta?                                                          Qui la veut et qui l'a commencée ?
Mi lesz velem, s mi lesz veled?                                       Quel sera notre sort éternel ?
Vigasztalan szeretlek!                                                        Mon amour crie désespérément :
Ülünk az ég korlátain,                                                        Nous voici sur les barres du ciel
mint elitélt fegyencek.                                                        Deux forçats voués aux longs tourments.

(1943)                                                                                  

traduction : Anne-Marie de Backer

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Extrait du "Journal" de Miklós Radnóti

26 Juillet 2009, 21:22pm

Publié par Flora


[...] Je n'ai jamais renié ma "judaïté".  Je suis à ce jour "de confession juive" (j'en expliquerai plus tard la raison), mais je ne me sens pas juif, on ne m'a pas donné d'éducation religieuse, je n'en ressens pas le besoin, je ne la pratique pas, je considère comme une idiotie la race, le sang, les racines et la mélancolie ancestrale frémissant dans les nerfs, et non pas comme déterminant de ma "spiritualité", de mon "émotionnalité" et de ma "poésie". Même du point de vue sociologique, je considère les juifs comme une communauté artificielle. Ce sont mes expériences. Il est possible que ce soit faux mais je le ressens ainsi et je ne pourrais pas vivre dans le mensonge. Ma judaïté est mon "problème vital" car les circonstances l'ont voulu ainsi, comme les lois et le monde alentour. C'est un problème malgré moi. Autrement, je suis un poète hongrois, j'ai énuméré les membres de ma famille et je m'en fiche de ce qu'en pense le premier ministre de tous les temps. On peut me renier ou m'accepter, ma "nation" ne me lance pas, en me balayant de l'étagère des bibliothèques : fous le camp, sale juif; les paysages de mon pays s'ouvrent devant moi, les ronces ne m'agrippent pas plus qu'un autre, l'arbre ne se hausse pas sur la pointe des pieds pour que je ne puisse pas attraper ses fruits. S'il m'arrivait pareille expérience  -  je me tuerais car je ne peux vivre autrement, ni croire ou penser autrement.  Je le ressens ainsi à ce jour, en 1942, après trois mois de camp de travail et  quatorze jours de camp punitif [...], exclu de la vie littéraire où de minuscules écrivaillons qui ne m'arrivent pas à la cheville gigotent dans tous les sens; et moi, paré de mon diplôme d'enseignement tout frais et inutilisable, avec la même perspective pour les jours, les mois et les années à venir. Et si l'on me tue ? Cela n'y changera rien.
[...]

Extrait d'une lettre à Aladár Komlós, 17 mai 1942.  Le poète sera exterminé par des miliciens hongrois zélés qui accompagnent la marche forcée des prisonniers d'un camp de travail.

traduction : R.T.

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Lörincz Szabó (1900-1957) * On dit qu'elle est très belle...

21 Juillet 2009, 19:23pm

Publié par Flora

ON DIT QU'ELLE EST TRES BELLE...

On dit qu'elle est très belle, et moi je ne dis rien,
On dit que ses cheveux de bronze chaud, c'est l'aube,
On dit que ses grands yeux sont des mondes d'étoiles,
Qu'elle est fière et jamais n'aurait même un regard
Pour un vilain garçon noiraud de mon espèce.
Pourtant elle sourit et tandis qu'on soupire
Vers sa lèvre moqueuse et son frêle menton,
On ignore qu'hier elle m'embrassait, moi.
Pendant qu'elle se tait, on ne peut savoir
Qu'elle voit la rosée qui est tombée la veille,
Et c'est sur nous, sur elle et moi, qu'elle est tombée.
Les merles, nous voyant étendus dans la joie,
Furent tous à leur tour entraînés dans l'ivresse,
Voletant près de nous dans les feuilles de mai.
Quelle chanson d'amour ils nous auront chantée !

                                                          traduction : László Gara

Mondják, hogy szép, és én semmit se mondok,
mondják, hogy égõ bronzhaja a hajnal,
hogy csillagokat hordoz éjszemében
s hogy büszke és dacos és rá se nézne
oly csúnya, fekete fiúra, mint én.
Õ csak kacag mind-erre, és irígyen
lesik ajkát és álla furcsa ívét
és nem tudják, hogy tegnap engem csókolt,
és hogyha hallgat, nem tudják, hogy õ most
arra gondol, hogy tegnap hullt a harmat
s r á n k hullt a harmat: õ reá meg én rám,
s hogy tegnap - látva boldog heverésünk -
még a rigók is mind megrészegültek
s közel röpülve a májusi lomb közt
eszeveszett szerelmi dalba kezdtek.

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Endre Ady (1877 - 1919) * La statue d'or de Léda

4 Juillet 2009, 12:28pm

Publié par Flora


Par jeu ne me trompant jamais
Coulée en or, tu sourirais
                A mon chevet.

Diamants verts seraient tes yeux,
Roses d'opale tes seins, deux
                Rubis tes lèvres.

Belle statue d'or immortelle,
Tu me serais enfin fidèle,
                O maléfique.

En quelque lieu que soit ton corps
M'appelleraient tes formes d'or,
                Toujours, toujours.

Si la vie me faisait souffrir,
Tes hanches viendraient rafraîchir,
                 Mon front en feu.


adaptation d'Alain Bosquet



A Léda aranyszobra

Csaló játékba sohse fognál,
Aranyba öntve mosolyognál
Az ágyam elött.

Két szemed két zöld gyémánt vóna,
Két kebled két vad opál-rózsa
S ajakad topáz.

Arany-lényeddel sohse halnál,
Ekes voltoddal sohse csalnál,
En rossz asszonyom.

Hùs-tested akármerre menne,
Arany tested értem lihegne                                                               
Gustav KLIMT : Judith et Holofernes
Mindig, örökig.

S mikor az élet nagyon fájna,
Két hüs csipöd lehütné áldva
Forró homlokom.

 

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Gyula Juhász (1883 - 1937) * Je ne me souviens plus...

25 Juin 2009, 18:56pm

Publié par Flora

MILYEN VOLT... 


Milyen volt szőkesége, nem tudom már,
De azt tudom, hogy szőkék a mezők,
Ha dús kalásszal jő a sárguló nyár
S e szőkeségben újra érzem őt.

 
Milyen volt szeme kékje, nem tudom már,
De ha kinyílnak ősszel az egek,
A szeptemberi bágyadt búcsuzónál
Szeme színére visszarévedek.

 

Milyen volt hangja selyme, sem tudom már,
De tavaszodván, ha sóhajt a rét,
Úgy érzem, Anna meleg szava szól át
Egy tavaszból, mely messze, mint az ég.

 







JE NE ME SOUVIENS PLUS...


Je ne me souviens plus comment elle était blonde

Mais je sais que les champs sont blonds quand c'est  leurs temps ;      
Et quand chargé d'épis, vient l'été flamboyant,
Je revois sa blondeur dans cet or qui m'inonde.


Je ne me souviens plus du vrai bleu de ses yeux ;
Pourtant lorsque les cieux s'entrouvrent en automne,
Lorsque septembre fait ses adieux monotones,
Je revois en rêvant la couleur de ce bleu.


Je ne me souviens plus dans sa voix quelle soie,
Mais pendant que les prés soupirent au printemps
La chaude voix d'Anna m'appelle et je l'entends,
Au fond lointain des cieux où le printemps se noie.


                                                       traduction: László Gara

 

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Dezsö Kosztolányi (1885-1936) *Alouette (Pacsirta)

17 Juin 2009, 12:05pm

Publié par Flora

   Dezsö Kosztolányi, une des figures éminentes de la littérature hongroise de l'entre-deux-guerres, poète, journaliste, romancier et traducteur est né à Szabadka (Subotice dans l'actuelle Serbie). Il mène une vie boulimique d'écriture dans tous les genres, fin styliste, ami de Thomas Mann, président du Pen Club hongrois. En 1932, la France lui décerne la Légion d'Honneur. Il meurt à Budapest, quatre ans plus tard, d'un cancer, trop tôt, prématurément...
 Son meilleur roman, "Pacsirta" (Alouette), traduit par Adam Péter et Maurice Regnaut, paru en français en 1991 dans la remarquable collection des éditions Viviane Hamy, est écrit en 1923.  Dans la monotonie de la province, pendant la courte absence de leur fille de 36 ans, un vieux couple se rend compte soudain de leur vie gâchée. En voici un extrait:

 
-  Ce qu'elle peut être seule, a chuchoté Akos en regardant fixement devant lui, ce qu'elle peut être seule.
-  Elle revient demain, a dit la femme en affectant l'indifférence. Demain soir elle sera là. Elle ne sera plus seule. Allez, viens, couche-toi.
-  Tu ne comprends pas, a répliqué le vieux avec animosité. Ce n'est pas de ça que je parle.
-  Alors c'est de quoi ?
-  De ce qui me fait mal ici, et il se frappait le coeur. De ce qui est ici. De ça ici. De tout.
-  Viens dormir.
-  Je ne dormirai pas, a dit Akos sur un ton de défi. D'accord ou non, je ne dormirai pas. L'heure est venue et je veux parler.
-  Alors parle.
-  Elle, nous, nous ne l'aimons pas.
-  Qui ça, nous ?
-  Nous.
-  Mais comment peux-tu dire une chose pareille ?
-  C'est comme ça, a crié Akos et de la main, tout comme il avait déjà fait, il a donné un grand coup sur la table. Nous la haïssons. Nous la détestons.
-  Tu es fou ?, a crié la femme, toujours couchée.
   Et pour décontenancer sa femme, pour la scandaliser, Akos a haussé le ton et sa voix s'est cassée, il glapissait.
-  Ce que nous souhaiterions, c'est de ne même plus l'avoir sous les yeux, comme en ce moment. Et nous n'aurions même pas de regret, si la pauvre, à cet instant même, venait à...
   Il n'avait pas prononcé le terrible mot. Mais c'était encore plus terrible ainsi que s'il avait pu le prononcer.
   La femme a sauté du lit, elle s'est dressée devant lui comme pour faire obstacle au scandale. Elle était devenue aussi pâle qu'une morte. Elle  a voulu répondre quelque chose, mais le mot est resté dans sa gorge, elle se demandait, toute hors d'elle qu'elle était, si c'était possible ou non, cette monstruosité que son mari venait de suggérer. Elle le fixait avec stupeur.
   Akos ne disait plus rien.
   Sa femme aurait pourtant aimé qu'il se mette alors à parler. Elle aurait même souhaité qu'il dise tout, absolument tout. Elle sentait que l'heure était venue de cette grande, de cette définitive explication à laquelle elle avait toujours pensé, mais en croyant toujours qu'elle n'aurait peut-être après tout pas lieu, du moins pas avec elle et pas en un pareil moment. Elle s'est assise en face de lui, tremblant de tout son corps, mais bien décidée en même temps, et curieuse aussi, d'une certaine façon, curieuse un peu tout de même. Et quand son mari a repris la parole, elle ne l'a pas interrompu.
   Akos a continué ainsi :
-  Allons quoi, est-ce que ça ne serait pas mieux ? Pour elle aussi, la pauvre. Comme pour nous. Qu'est-ce que tu peux savoir, toi, de tout ce qu'elle a déjà souffert ? Il n'y a que moi qui le sais, il n'y a que mon coeur de père. Et c'est ceci, et c'est cela, on est tout le temps à chuchoter derrière son dos, à dire du mal d'elle, à se payer sa tête. Et nous, maman, ce que nous avons déjà souffert, nous. Une année, une autre, nous attendions, nous espérions, le temps passait. Nous pensions que c'était simplement les aléas de la vie. Nous nous disions que tout finirait par aller mieux. Mais c'était toujours pire et ça le sera toujours. Toujours.
-  Pourquoi ?
-  Pourquoi ? Akos aussi a posé la question, puis d'une voix à peine audible il a répondu : Parce qu'elle est laide.
    

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Gyula Juhász (1883 - 1937)

8 Juin 2009, 16:27pm

Publié par Flora

 

Anna est éternelle

Rapides s'enfuyaient les années et les jours ;
Au fond du souvenir dont glissent les flots lourds,
Ton visage a perdu son éclat de corolle,
Lentement s'affaissa l'arc blanc de ton épaule.
Ta voix a fui. Hélas ! je ne t'ai pas suivie
Dans la forêt toujours plus dense de la vie.
Déjà, je dis ton nom sans trouble ni chagrin,
Et je ne tremble plus sous ton regard lointain.
Je sais que tu n'étais qu'une femme entre d'autres,
Je sais aussi que la jeunesse est toujours sotte.
Mais, ma douceur, ne va pas croire pour cela
Que tout est révolu. Surtout, ne le crois pas !
Dans chaque pli de mes cravates mal serrées,
Tu vis encore, ainsi que dans tous mes lapsus ;
Et dans chacun de mes malencontreux saluts,
Et dans chacune de mes lettres déchirées.
C'est ainsi qu'à jamais tu survis et tu règnes,
Dans toute cette vie que j'ai manquée. Amen !
traduction : Jean Rousselot

 

ANNA ÖRÖK

Az évek jöttek, mentek, elmaradtál
emlékeimből lassan, elfakult
arcképed a szívemben, elmosódott
a vállaidnak íve, elsuhant
a hangod és én nem mentem utánad
az élet egyre mélyebb erdejében.
Ma már nyugodtan ejtem a neved ki,
ma már nem reszketek tekintetedre,
ma már tudom, hogy egy voltál a sokból,
hogy ifjúság bolondság, ó de mégis
ne hidd szivem, hogy ez hiába volt
és hogy egészen elmúlt, ó ne hidd!
Mert benne élsz te minden félrecsúszott
nyakkendőmben és elvétett szavamban
és minden eltévesztett köszönésben
és minden összetépett levelemben
és egész elhibázott életemben
élsz és uralkodol örökkön. Amen.

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Endre Ady * "Sur le sommet d'une roche sauvage"

31 Mai 2009, 20:59pm

Publié par Flora

En 1903, Ady fait la connaissance de Léda (anagramme d'Adél). Adèle Brüll est de cinq ans son aînée, elle s'ennuie dans un mariage terne. Rapidement, elle devient le symbole de la Femme pour le jeune poète provincial, la Femme fatale, la femme aux accents de Paris qui lui apprendra tout. Leur liaison souvent orageuse dure huit ans.

SUR LE SOMMET D'UNE ROCHE SAUVAGE

Sur le sommet d'une roche sauvage,
Nous voilà seuls, raidis et chancelants,
Nos corps serrés et serrés nos visages.
Nul pleur, nul cri, nul mot même hésitant,
Un souffle, un seul : la chute nous attend.

Des liens de chair et de sang nous protègent
Tant qu'ils sont là, noués solidement :
La peur bleuit nos lèvres à présent.
Embrasse-moi et le silence émerge,
Dis un seul mot : la chute nous attend.


                                   Adaptation de Chris-France Revol



VAD   SZIRTTETÖN   ALLUNK

Vad szirttetön mi ketten
Allunk árván, meredten,
Allunk összetapadtan,
Nincs jajunk, könnyünk, szavunk :
Egy ingás és zuhanunk.

Véres hùs-kapcsok óvnak,
Amig összefonódnak :
Kékes, reszketö ajkunk.
Mig csókolsz, nincsen szavunk,
Ha megszólalsz : zuhanunk.


                                                     1906 

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