De l'âme des objets...
Parfois, comme beaucoup d'entre nous, je me sens submergée, envahie par des objets dont certains m'accompagnent depuis des décennies. Pour me rappeler les différentes "stations" de mes pérégrinations, comme imprégnés par ce que j'ai vécu. A chaque étape, de nouveaux objets s'ajoutent aux anciens, pour vivre en harmonie dans leur joyeuse et pagailleuse diversité. Souvent, ils ont peu de valeur marchande.
Ils permettent de rompre la linéarité de mes souvenirs, sautant de coq à l'âne. Ils évoquent, ressuscitent instantanément des images, des parfums, de la chaleur ou des frissons sur la peau, une ambiance en somme.
Dans mon placard, je garde un vieux châle noir, en laine bouclée, avec des franges. Un Berliner. Il a appartenu à ma grand-mère paternelle qui ne l'avait presque pas porté, l'ayant conservé pour les grands jours qui étaient rares. A chaque fois, c'est elle que je revois derrière ce bout de tissu, son visage ridé dans le cadre de l'immanquable foulard, son regard qui a conservé tout son mystère, car elle ne m'avait jamais raconté sa vie...
Ce petit kilim rappelle notre premier voyage, en février, d'Istanbul vers la mer Egée. Après les pentes vertigineuses, balayées par des bourrasques violentes de l'antique théâtre de Pergame, nous sommes conviés dans une maisonnette sans prétention. Nous nous déchaussons pour nous asseoir dans la propreté immaculée, recouverte de kilims, de l'unique pièce à vivre et à dormir. Nous dégustons le thé traditionnel mais notre conversation est encore extrêmement dépouillée, au bout de quelques mois en Turquie. La maîtresse des lieux nous propose des foulards blancs, brodés de ses mains qui ne doivent jamais rester désoeuvrées. Nous prenons aussi ce petit cicim (pron. "djidjime") d'un mètre carré environ, sans doute pas très ancien mais nous commençons juste à nous initier. Avant de partir, notre hôte me fait cadeau d'une petite lampe à huile ébréchée en terre cuite, trouvée dans les ruines. Je n'y connais rien, je ne peux pas l'apprécier à sa juste valeur. D'ailleurs, elle n'en a qu'une, à mes yeux: celle de cet instant, d'une petite passerelle entre deux âmes...
Une lettre de mon père... Il appuie fort sur le stylo car ses mains sont habituées au travail physique qui demande une grande fermeté du geste. Derrière sa belle écriture liée, énergique, dépourvue de fautes d'orthographe, régulièrement penchée vers la droite, je ressens le brillant élève qu'il aurait pu devenir si... Eternels regrets devant la fatalité qui nous place dans telle ou telle circonstance historique... Je suis particulièrement touchée par des manuscrits. Nous y sommes présents, comme si nos mains transmettaient une part intime de notre être, dévoilée indépendamment de notre volonté. Prendre un stylo, c'est prendre la peine de toucher le destinataire de la main, de lui abandonner une trace de notre passage... Ainsi, mes grands-parents, mes parents, des amis et des amours resteront près de moi jusqu'à la limite de nos éternités respectives...
"Objets inanimés, avez vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer..."
Merci à Mimi qui se reconnaîtra, pour ces vers de Lamartine.