Bribes de mémoire 36. Moscou, 1969...
Je tiens un journal, quasiment au jour le jour, avec le charme des impressions sur le vif, dans un style télégraphique, en hongrois assaisonné de phrases en russe -
couleur locale - comme si j'éprouvais déjà la nécessité de fixer le temps. Un cahier pour les dix mois à Moscou (nous l'écrivons même en grande partie à deux voix avec Marie) et un
autre pour les six mois de Leningrad. Je les ai maintenant avec moi. Souvent, je les enfouis dans mon "capharnaüm" du deuxième étage, éloignant le danger de m'y plonger avec délice et le
remords de perdre mon temps dans ces vagues nostalgiques somme toute stériles. Il suffit que je les ouvre pour retrouver, intacte, la jeune étudiante de 22-23 ans que j'étais alors, les
sentiments qui m'agitaient et qui n'ont pas pris une ride avec la fraîcheur de leur impitoyable et candide sincérité.
Malgré ce document précis, ce n'est pas la peine de me lancer dans une tentative de restitution chronologique. Je préfère les flashs qui éclairent capricieusement telle ou
telle image figée par la mémoire. Des impressions qui remontent à la surface.
Nous sommes une quinzaine d'étudiants hongrois, majoritairement des filles pour deux garçons (ils sont toujours peu nombreux en fac de lettres). L'habit de frères anges gardiens est
tros gros pour eux, personne n'a envie qu'ils l'endossent. Le vieux bâtiment où nous sommes logés est à deux pas du métro. A l'entrée, un cerbère veille à ce que tous les passages soient
filtrés. Nous devons présenter nos cartes d'étudiants avec photo, même au bout d'un an, alors qu'il nous voit passer plusieurs fois par jour. Même les mains glacées sur les provisions par moins
30° dehors : le règlement est sacré ! Les visiteurs éventuels doivent déposer leurs cartes ou papiers d'identité et le N° de la chambre où ils se rendent afin qu'il puisse les
rappeler à l'ordre d'évacuer les lieux avant minuit dernier délai.
La décoration de la chambre nous semble tellement rustique que nous l'agrémentons immédiatement des rideaux et d'un tapis pour la rendre plus douillette. Une fois par semaine,
deux fils se tendent à travers l'espace pour sécher notre petite lessive, à tour de rôles, et les visiteurs de notre Natacha, grande allumeuse devant l'éternel, doivent jongler pour
traverser ce labyrinthe. Au-dessus de mon lit en fer, des posters de Jimmy Hendricks et des reproductions des icônes de Roubliov, en bonne entente, ne dérangent qu'une prof de la fac, venue
nous rendre visite. Je refuse de les décoller.
la suite suivra...