Oeuvre de Gilbert * "Dans l'escalier"
[...] A la hauteur de la huitième marche, en plein virage, la rampe est presque noire. Je
devrais la repeindre. A quoi bon ? Cela ne désole que moi. Au lieu de s'écailler, la peinture s'amincit. Bernadette s'accrochait à cette courbe, pour éviter de glisser. Une attitude
illogique. Le meilleur moyen de ne pas tomber, c'est de passer à l'extérieur. Le long du mur, il y a la place voulue pour poser le pied.
Bernadette n'a jamais été logique. Sauf quand elle m'a plaqué. Depuis le début, je la soupçonnais de détester les vieux. Elle jurait ses grands dieux que l'âge ne comptait pas, que
les vingt ans qui nous séparaient n'étaient qu'une broutille. L'arrivée de l'arthrose l'a fait changer d'avis. Je ne pouvais pas m'en indigner. J'avais réagi de la même façon avec la hanche de
Ginette, son corps trop gros, trop rétif à bouger pour stimuler le plaisir.
Neuvième station. La troisième pause, je n'ai pas besoin de la décréter. Elle est dictée par ma colonne. Les mouvements respiratoires ne seront d'aucune aide. Je ne suis que
souffrance, dos voûté, condamné à scruter les déchirures rondes, deux disques qui me narguent. Les talons aiguilles sont meurtriers pour la peinture. Je n'ai jamais osé le dire. Avec son
caractère impulsif, Bernadette m'aurait quitté tout de suite. Mon silence n'a pas été très efficace. Elle est partie tout de même, il y a quatorze ans...
A la dixième marche, le virage s'estompe. Débute la dernière ligne droite. Les coureurs de cent mètres cassent leur tronc sur la fin, pour gagner un ou deux centièmes de seconde et
précéder leurs adversaires. Je n'ai plus d'adversaire. Seul en piste, éternel tronc cassé et cependant dernier, je néglige les secondes. Près d'un quart d'heure pour quelques mètres ! Je
sais ce que représentent les disques. Les talons de Bernadette me décrivent - une suite de zéros semés dans l'escalier - l'image de ma médiocrité.
L'éclat de la onzième marche ressemble à un quartier de lune. Le complément de l'étoile. Ginette ne se doutait pas qu'elle finirait en ciel. Pour monter vers la
chambre, respectueuse de mon travail, elle mettait des pantoufles. Moins érotiques que les talons aiguilles, ces charentaises flapies ! Pourquoi a-t-il fallu qu'au moment de sa chute, ses os
aillent cogner le bois, détacher la peinture ? Je lui ai reproché cette négligence. Je ne pouvais pas me douter que son cercueil causerait des dégâts moins poétiques que les deux astres.
[...]
extrait de la nouvelle "Dans l'escalier" publiée dans l'anthologie "Aime-moi!" aux éditions Nicolas Philippe
2002