Zoltán Körösi * Sang de cerise
[...] Cette après-midi-là, il faisait encore chaud et la lumière tombait en cascade sur la cour, j'ai bouché un peu le tuyau d'arrosage avec mon index pour vaporiser l'eau sur les géraniums, et j'ai regardé la buée, une sorte de petit nuage qui montait en se décomposant en arc-en-ciel, je portais ma chemise bleue sans manches, des sandales et une jupe froncée, j'imaginais comme il serait agréable de se baigner là, tout simplement, debout sur les carreaux de grès jaune, j'imaginais les gouttes d'eau tiédie retombant sur moi, et la toile bleue plaquée sur mes seins, la jupe sur mes cuisses, mes cheveux devenus tout foncés, collés sur ma tête comme un foulard serré, un casque brillant.
Je tenais le tuyau frais quand j'ai entendu la pétarade du moteur du côté de la porte.
La Wartburg, ai-je reconnu tout de suite, et j'ai tendu l'oreille vers le claquement de la portière.
Czabánferi ouvre le portail et, au moment où il fait demi-tour, à ce moment-là seulement, il lève les yeux, droit sur moi. Il s'arrête, non seulement parce qu'il me voit arroser les géraniums avec le tuyau, mais parce qu'il sait, lui aussi, de quelle manière les couleurs de l'arc-en-ciel scintillent dans la buée, parce que dans les rayons du soleil chaque goutte d'eau ressemble au jaillissement d'une fusée de feu d'artifice, et j'ai vu qu'il savait aussi que la robe mouillée collerait de plus en plus à ma peau, il s'est donc arrêté et, depuis l'ombre du portail, il a regardé, ébahi, vers la lumière tandis que derrière lui continuait à cliqueter le moteur de la voiture, comme une énorme horloge grinçante qui, tout à coup, ne peut plus faire tourner la figurine de bois qui prédit le mauvais temps, raide silhouette masculine à la moustache taillée. Nous nous sommes regardés ainsi, Czabánferi et moi, jusqu'à ce que la femme assise derrière le pare-brise bombé se mette à crier, Béa s'est mise à crier, elle a même appuyé sur le klaxon de la Wartburg, au cas où le bruit du moteur aurait couvert la voix, elle a klaxonné longuement, et avec l'autre main, elle a fait des gestes pressants, et ça n'a pas été vain puisque Czabánferi, comme obéissant à un ordre, a levé la main en signe de réponse, et il est reparti, il s'est assis derrière le volant, il a appuyé sur l'accélérateur et il est entré dans la cour. Il a regardé droit devant lui en passant près de moi au ralenti, jusqu'au coin du fond, près de la porte de la cave, où il avait l'habitude de se garer de telle façon qu'on ne pouvait ouvrir la portière que du côté du volant et que Béa aussi devait s'extirper de ce côté-là.
J'ai regardé le visage de Czabánferi mais même sans le vouloir je ne voyais que le sourire triomphant de Béa, celui de la gagnante à qui il suffisait de klaxonner et d'agiter la main, et tout en serrant le tuyau noir, j'apercevais le rayon de soleil qui brillait sur le toit bombé, le capot et le coffre de la Wartburg et j'ai vu les géraniums rouges prendre une couleur cerise dans le reflet de la voiture bleu-ciel. [...]
Traduction: R.T. (avec la collaboration de Gilbert Millet)
Edition Noran 2001
Zoltán Körösi (né en 1962) est un des éminents représentants de la nouvelle génération d'écrivains, émergeant de la période post-communiste. Son écriture oscille entre réalisme et merveilleux pour aborder le basculement des repères dans un style foisonnant.